Est-ce seulement parce qu’il avait sombré dans l’alcool et la dépression que le géant des lettres américaines a mis fin à ses jours ? Cinquante ans après le suicide de l’écrivain, Doan Bui s’est plongée dans les archives du FBI. Edifiant…
Il a regardé le soleil levant sur les douces collines de l’Idaho. Le ciel était pâle, la lumière dorée, moins crue qu’à la Finca, sa maison de Cuba, l’île chérie où il avait vécu pendant vingt ans. Vécu pleinement. Ici, à Ketchum, Hemingway était seulement venu mourir. Son chalet était si vide. Sans les souvenirs, sans la cohorte de chats, tous restés là-bas.
La veille au soir, il semblait presque gai, chantant «Tutti mi chiamano Bionda» («Ils m’appellent tous la blonde») à «Miss Mary», son épouse. Une semaine plus tôt, il était sorti de la clinique Mayo, épuisé par les électrochocs censés guérir sa dépression. Il rêvait de pouvoir achever «Paris est une fête», sa dernière oeuvre. Mais, vieillard affaibli à seulement 61 ans, l’écrivain s’embourbait dans un fatras de mots, se noyait dans sa mémoire embrumée.
Ce 2 juillet 1961, au matin, il a enflé sa robe de chambre rouge, il est descendu dans son bureau, a sorti son fusil de chasse, l’a appuyé sur son front. Et il a tiré. Mary, au premier étage de la maison, a été réveillée par la détonation. Elle expliquera peu après, dans un communiqué de presse, que son mari s’est tué accidentellement, en nettoyant son arme.
«Papa est mort.» Aaron Edward Hotchner se souvient encore du coup de fil de Mary, annonçant la fin tragique de «Papa», comme l’appelaient tous ses intimes. «Hotch» fut l’un des amis les plus proches de Hemingway pendant les quatorze dernières années de sa vie. La biographie qu’il a consacrée au géant des lettres américaines, parue cinq ans après le coup de feu dans le chalet de Ketchum, fit scandale: il y révélait que Hemingway avait fini ses jours rongé par la paranoïa et qu’il s’était en réalité suicidé.
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Ses dates : 1899 – Naissance à Oak Park (Illinois) 1918 – Ambulancier sur le front italien 1922 – S’installe à Paris 1936 – Reporter de guerre engagé auprès des républicains espagnols 1954 – Prix Nobel de littérature 1959 - Quitte Cuba. Il se suicide deux ans plus tard. (c)AP-Sipa |
Un demi-siècle a passé, gravant dans le marbre cette vérité. En cet été 2011, pourtant, A.E. Hotchner vient lui-même détruire l’histoire qu’il a contribué à forger. Pour le cinquantième anniversaire de la mort de l’écrivain, le biographe fait son autocritique et, dans une émouvante lettre publiée par le «New York Times», affirme que le FBI est en partie responsable du suicide de son ami.
«Je ne veux pas qu’on garde de lui l’image d’un écrivain fou, explique-t-il au «Nouvel Observateur». A l’époque, je croyais qu’il délirait quand il voyait des agents du FBI partout. Il était persuadé d’être suivi. En voiture, au restaurant… Nous sommes plusieurs fois partis en plein milieu du repas. Un soir, nous sommes passés devant une banque, les lumières étaient allumées: il était sûr que des agents étaient en train d’éplucher ses comptes. Quand les dossiers du FBI ont été rendus publics, à la fin des années 1980, je me suis rendu compte qu’il disait vrai. Même à la clinique, il était encore sous surveillance. Moi qui pensais qu’il avait perdu la raison quand il me disait que le FBI avait infiltré l’équipe médicale! Aujourd’hui, je m’en veux: il avait raison. Et c’est moi qui avais tort.»
Toute sa vie, Ernest Hemingway a joué à cache-cache avec la mort. Son suicide rappelle celui de son père Clarence et a donné naissance à un mythe: la «malédiction des Hemingway.» Leicester et Ursula, le frère et la soeur d’Ernest mettront fin à leurs jours quelques années après lui.
Destin funeste aussi pour sa petite-fille, l’actrice Margaux Hemingway, morte en 1996 d’une overdose de barbiturique. Gregory, son fils cadet, alcoolique et fragile, aimait, lui, se travestir. Après avoir subi des opérations pour changer de sexe, il se rebaptisa Gloria et poussa son dernier soupir en 2001, dans le quartier des femmes d’une prison de Miami…
«La mort d’Ernest Hemingway est un sujet qui passionne l’Amérique. Presque autant que celle de Marilyn ou de JFK, dit Boris Vejdovsky, spécialiste de littérature américaine à l’université de Lausanne et auteur de «Hemingway, la vie et ailleurs» (chez Michel Lafon). Depuis cinquante ans, tous les chercheurs tentent d’élucider le mystère. Lors d’un récent colloque, j’ai entendu l’un d’eux affirmer qu’il avait trouvé LA raison du décès : une intoxication au plomb, à force de manier les cartouches de son fusil ! »
C’est l’un de ces chercheurs passionnés, un Anglais, qui, à la fin des années 1980, a réclamé l’ouverture du dossier FBI de Hemingway en invoquant le Freedom Information Act. Depuis qu’elles sont ouvertes au public, ces archives n’ont fait que peu de vagues aux Etats-Unis. Et sans le mea culpa de Hotchner, elles seraient sans doute restées dans l’oubli.
Le dossier «Subject : Ernest Hemingway», que nous avons pu lire dans sa totalité, est pourtant édifiant. Les hommes de John Edgar Hoover, le sulfureux patron du Federal Bureau of Investigation -le principal service de renseignements intérieurs du gouvernement américain- ont noirci près de 124 pages sur l’auteur de «Pour qui sonne le glas». De 1942 jusqu’à sa mort, l’écrivain a été traqué sans relâche.
Le dossier «Subject : Ernest Hemingway», que nous avons pu lire dans sa totalité, est pourtant édifiant. Les hommes de John Edgar Hoover, le sulfureux patron du Federal Bureau of Investigation -le principal service de renseignements intérieurs du gouvernement américain- ont noirci près de 124 pages sur l’auteur de «Pour qui sonne le glas». De 1942 jusqu’à sa mort, l’écrivain a été traqué sans relâche.
Y compris, comme il l’avait dit à son ami Hotch, dans la clinique où il était traité pour ses «troubles bipolaires». En témoigne, par exemple, ce courrier du 13 janvier 1961 à l’attention du directeur du FBI: «Ernest Hemingway a été patient à la clinique de nombreuses semaines. Il est sérieusement malade, physiquement et mentalement. [ ...] Sur les conseils de la clinique, il s’est enregistré sous le nom de George Sevier. Monsieur [NDLR : nom barré sur le document] explique que M. Hemingway s’inquiète au sujet d’une enquête du FBI. Le médecin a peur que ce stress n’interfère avec son traitement, il demande l’autorisation de dire à Hemingway que le FBI ne l’inquiétera pas au sujet de son admission sous un faux nom.»
Le dossier du FBI n’a été clos qu’en 1974, soit douze ans après la mort de l’écrivain. Et deux ans après celle de Hoover, inamovible directeur de l’Agence pendant près de quarante-huit ans. «John Edgar Hoover était paranoïaque et obsessionnel, explique l’écrivain Marc Dugain, qui lui a consacré l’un de ses romans («la Malédiction d’Edgar»). Il avait fait de la lutte contre le communisme sa mission. Hemingway était exactement le type de personnage qu’il haïssait. Son engagement dans la guerre d’Espagne le rendait suspect a priori.»
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John Edgar Hoover a été le tout-puissant patron du FBI de 1924 à sa mort, sous huit présidents, de Coolidge à Nixon, en passant par Roosevelt et Kennedy. Obsédé par la lutte contre le communisme, il a mis sous surveillance de nombreuses personnalités. Hemingway, mais aussi Marilyn Monroe, Steinbeck, Chaplin… (c) DALMAS/SIPA |
Preuve de cette malveillance, ce petit article de presse assassin, paru à la mort du prix Nobel de littérature et mesquinement glissé dans le dossier du FBI: «J’ai toujours pensé que Hemingway était l’un des pires écrivains de langue anglaise qui soit.» Le critique auteur de ces lignes était justement un proche de Hoover… La détestation du patron du FBI pour le monstre sacré des lettres américaines remonte à loin. Elle commence comme un roman d’espionnage…
En 1942, Hemingway s’installe à Cuba. Proche de l’ambassadeur américain, il propose ses services comme… agent de renseignements au service des Etats-Unis. Il va jusqu’à monter une structure informelle d’espionnage, la Crook Factory, chargée de récolter des informations sensibles dans l’île. «Le FBI était jaloux des prérogatives accordées à mon père, raconte aujourd’hui Patrick Hemingway, l’un des fils de l’écrivain, âgé de 80 ans. Une stupide histoire de rivalité.»
A laquelle vient s’ajouter, pour Hoover, le CV -selon lui très suspect- de la troisième femme de l’écrivain, Martha Gellhorn. «Hemingway, disent les rapports du FBI, a une liaison passionnée avec Martha Gellhorn, qui a conduit à son divorce avec sa précédente femme. Martha Gelhorn est journaliste au «Collier’s Magazine». Depuis octobre 1942, il vit avec elle dans une ferme près de La Havane. Ils ont été tous deux en Espagne pendant la guerre civile.»
Mais Hoover a une autre raison, toute personnelle, de se méfier de ce couple comme de la peste: Martha Gellhorn est très amie avec Eleanor Roosevelt, que le patron du FBI déteste. Il considère la femme du président comme une «libérale gauchiste» et l’accuse insidieusement d’être lesbienne: «Homosexuel refoulé, Hoover était obnubilé par la sexualité des autres», rappelle Dugain. Une note de ses agents signale une Martha à Washington, comme invitée personnelle de la First Lady.
Pour Hoover, c’en est trop. Il vit désormais comme un affront personnel la mission de renseignement confiée à l’écrivain par l’ambassadeur américain à Cuba.«Hemingway est la dernière personne à pouvoir faire ce travail, écrit-il à ses sbires. Son jugement n’est pas des plus judicieux, surtout si sa sobriété est la même qu’il y a quelques années.»
Il suggère donc à ses troupes de le discréditer: «Toutes les informations concernant son incompétence devront être discrètement apportées à l’attention de l’ambassadeur.» Au Bureau, on se dispute sur la manière de procéder. Certains prônent la discrétion, étant donnée la «renommée» de l’individu, «qu’on compare à Tolstoï», ce «qui peut nous causer du tort». D’autres n’ont pas de ces pudeurs: «Je ne vois pas pourquoi nous devrions éviter de le montrer comme le «phoney» (taré) qu’il est.»
Première victoire pour le FBI : en avril 1943, la Crook Factory est dissoute. Hemingway n’arrête pourtant pas de jouer les espions bénévoles, comme le consigne dans son rapport, quelques semaines plus tard, l’«agent 213», qui «déjeune avec le sujet»: «Hemingway se languit d’être à Cuba sans rien faire. Il a hâte de reprendre ses activités de renseignement (des patrouilles dans les mers Caraïbes pour l’US Navy, comme nous l’avons appris confidentiellement).» C’est en effet la nouvelle lubie de l’écrivain qui, en vadrouille dans son bateau, le «Pilar», fait la traque aux sous-marins allemands.
«Il m’a parfois emmené avec lui quand j’étais gamin, raconte son fils Patrick. On cherchait des traces des nazis. Je me rappelle avoir trouvé dans une grotte des capsules de bouteilles de bière allemandes.» Mais le FBI semble peu concerné par la flottille d’Hitler. C’est autre chose qui l’inquiète: « L’agent spécial 357 rapporte que M. Hemingway [ ...] est en train d’écrire un livre basé sur ses expériences dans le renseignement à Cuba. [ ...] Nous ne savons pas encore comment le FBI sera représenté, mais au regard des opinions bien connues de H, nous serons probablement dépeints comme des policiers stupides, balourds et bornés.»
Pour Hoover, Hemingway est plus que jamais l’homme à abattre. Sans cesse, ses agents soulignent que «Hemingway a une piètre opinion du FBI. Son hostilité personnelle est idéologique, il considère que le FBI est antilibéral, profasciste, en gros une Gestapo américaine». Hemingway tente bien de contrer la campagne dont il est l’objet, auprès de certains agents qu’il a identifiés. On retrouve la trace de cette manoeuvre dans le dossier FBI: «Ernest vous admire énormément, vous et le Bureau, écrit à Hoover un certain Conroy dans une conversation avec un agent, il a dit qu’il avait rencontré beaucoup de membres du FBI. Il pense qu’ils sont d’un très haut niveau et que leur travail est des plus efficaces.» Mais Hoover n’est pas dupe.
Pour Hoover, Hemingway est plus que jamais l’homme à abattre. Sans cesse, ses agents soulignent que «Hemingway a une piètre opinion du FBI. Son hostilité personnelle est idéologique, il considère que le FBI est antilibéral, profasciste, en gros une Gestapo américaine». Hemingway tente bien de contrer la campagne dont il est l’objet, auprès de certains agents qu’il a identifiés. On retrouve la trace de cette manoeuvre dans le dossier FBI: «Ernest vous admire énormément, vous et le Bureau, écrit à Hoover un certain Conroy dans une conversation avec un agent, il a dit qu’il avait rencontré beaucoup de membres du FBI. Il pense qu’ils sont d’un très haut niveau et que leur travail est des plus efficaces.» Mais Hoover n’est pas dupe.
Après la Seconde Guerre mondiale, le FBI ne relâche pas sa surveillance. Ernest Hemingway, séparé de Martha Gellhorn, s’est remarié avec Mary Welsh. Plus d’espionnage, ni de sous-marins allemands… Les rapports du FBI, plus espacés, s’intéressent à des événements picrocholins. Telle cette dispute, en 1954, entre un journaliste britannique et Mary, qui a assuré que «les steaks de lion étaient délectables ».
La conversation dégénère, Mary traite le journaliste de «stupide colon britannique» ; l’offensé veut provoquer Hemingway en duel, lequel rapporte quelques jours plus tard un scribe de l’Agence -décline par lettre, arguant « qu’[il est] en mauvaise santé et qu’[il a] beaucoup de travail».
Ernest Hemingway avec Marlene Dietrich, en 1938. (c) AFP ImageForum |
Le FBI surveille également de près une visite d’Ava Gardner à son grand ami Ernest. A l’époque, la star est mariée avec Frank Sinatra. Mais difficile cette fois d’en savoir plus: le document qui retrace l’épisode dans les archives du FBI a été caviardé par la censure. «Ava venait souvent voir Hemingway à Cuba, elle se baignait nue dans la piscine, raconte aujourd’hui Valerie Hemingway, la belle-fille d’Ernest, qui fut également sa secrétaire à la Finca. Le FBI devait certainement s’intéresser à elle parce qu’à l’époque Cuba était le repaire de la mafia. Et Sinatra était connu pour ses liens avec la pègre. »
En 1959, alors que Fidel Castro vient de renverser la dictature de Battista, on conseille vivement à Hemingway de quitter les lieux. A l’été 1960, il dit au revoir pour toujours à la Finca. Mais une angoisse le tenaille, qui grandit de jour en jour: il a peur qu’on l’accuse d’avoir été un «ennemi de la Nation». Il poursuit même en justice le magazine «Esquire» pour lui interdire de republier ses récits sur la guerre d’Espagne, qui pourraient être mal interprétés dans le contexte politique du moment. «Ernest n’a jamais été communiste. Il était totalement apolitique, assure Valerie Hemingway. Quand Mary a voulu s’impliquer dans la campagne de JFK, il s’y est opposé, craignant justement d’être catalogué politiquement.»
Terrorisé à l’idée d’être étiqueté comme «rouge», Hemingway s’est toujours refusé à dire quoi que ce soit, à formuler la moindre critique contre Fidel Castro. «Il était dans une position intenable, explique Hilary Hemingway, la nièce de l’écrivain, qui va bientôt sortir un film sur les années cubaines de son oncle. Il avait encore beaucoup d’amis proches là-bas, il avait peur pour eux.»
«Papa» ne se remettra jamais de son arrachement à Cuba. Usé par l’alcool, dépressif, intellectuellement diminué par ses séjours en clinique, il n’arrive plus à écrire. Rentré en Amérique, la surveillance du FBI, dont il se jouait gaiement dans l’île, devient une véritable fixation. Il voit partout les hommes gris du Bureau. Dans une de ses dernières lettres, il évoque un certain Charles Fenton, une «saleté d’agent du FBI fouineur», qui pose «trop de questions à sa famille».
«Papa» ne se remettra jamais de son arrachement à Cuba. Usé par l’alcool, dépressif, intellectuellement diminué par ses séjours en clinique, il n’arrive plus à écrire. Rentré en Amérique, la surveillance du FBI, dont il se jouait gaiement dans l’île, devient une véritable fixation. Il voit partout les hommes gris du Bureau. Dans une de ses dernières lettres, il évoque un certain Charles Fenton, une «saleté d’agent du FBI fouineur», qui pose «trop de questions à sa famille».
Ernest Hemingway et son chien (c) |
Fenton est en réalité un malheureux écrivain, qui voulait écrire sa biographie! Pour oublier, Ernest se replonge dans ses souvenirs glorieux du Paris des années folles, toujours insatisfait de ce manuscrit qu’il ne parvient pas à terminer. «Paris est une fête» -publié après sa mort en 1964- s’achèvera par ces mots: «Ce livre contient des matériaux tirés des remises de ma mémoire et de mon coeur. Même si l’on a trafiqué la première et si le second n’est plus.»
En 1972, John Edgar Hoover aura droit à des funérailles nationales. «Cet homme était fou et a commis les pires horreurs, soupire Patrick Hemingway. Mais le siège du FBI porte toujours son nom». Aujourd’hui, pourtant, personne ne peut plus empêcher les fichiers secrets d’«Edgar» de révéler les derniers tourments d’«Ernest».
Doan Bui
Source: « le Nouvel Observateur » du 11 août 2011.
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