Un jour, j’irai vivre en Théorie parce qu’il paraît qu’en Théorie, tout va bien. (Les mots surpendus)

dimanche 25 août 2013

Contre la neutralisation des corps aux JO de Sotchi, comme partout ailleurs!

Bernard Andrieu
 Le boycott des Jeux olympiques est-il la seule solution pour protester à l'image de ceux de Moscou (1980) et Los Angeles (1984) ? Pas si sûr. Il faudrait ne plus boire de vodka russe, couper notre approvisionnement de gaz russe et, tant qu'on y est nous qui n'avons pas voulu lui accorder l'asile politique, renoncer à Snowden en le livrant aux américains... Les Coupes du monde football de 2018 auront lieu en Russie et au Qatar en 2022, redoublant le problème du respect de la charte olympique et du respect des droits universels de l'Homme dans des législations contraires.

Faut-il encore boycotter?
Le ministre russe des Sports, Vitali Moutko avait déclaré, début août: "Personne n'interdit aux sportifs qui ont une orientation sexuelle non traditionnelle de venir à Sotchi, mais s'ils sortent dans la rue pour en faire la propagande, ils devront en répondre." Selon la loi, la "propagande des relations sexuelles non traditionnelles devant mineur" est passible d'amendes de 4000 à 5000 roubles d'amende (125-160 $) pour une personne physique. Les sanctions sont encore plus sévères si cette propagande est effectuée sur internet. Les étrangers risquent aussi une amende pouvant aller jusqu'à 100 000 roubles, soit 3100$, et pourront en outre être détenus 15 jours et expulsés. l'homosexualité était considérée comme un crime jusqu'en 1993 et comme une maladie mentale jusqu'en 1999.Des pétitions circulent pour défendre les droits des LGBT en Russie à l'occasion des Jeux olympiques d'hiver comme le courant critique et anticapitaliste Quel Sport qui en appelle à un nouveau boycott des Jeux. Dans une "Lettre ouverte à David Cameron et au Comité international olympique", l'acteur britannique Stephen Fry rappelle bien les enjeux. "Je vous écris avec l'espoir sincère que tous les amoureux du sport et de l'esprit olympique réfléchiront à la tache qui s'est faite sur les Cinq Anneaux quand les Jeux de 1936 à Berlin se sont déroulés sous l'égide d'un tyran qui avait promulgué deux ans plus tôt une loi qui réservait une persécution toute particulière à une minorité, dont le seul crime était d'être venue au monde. (...) Poutine reproduit de façon sinistre ce crime fou, cette fois-ci contre les membres russes de la communauté LGBT [Lesbiennes, Gays, Bi et Trans]. (...) Une interdiction absolue des Jeux olympiques d'hiver 2014 en Russie à Sotchi est tout bonnement essentielle. Installez-les dans l'Utah, à Lillehammer, où vous voulez. Il faut à tout prix que Poutine ne puisse pas avoir l'approbation du monde civilisé".

La ministre française du Sport Valérie Fourneyron a, depuis les mondiaux d'athlétisme 2013, rencontré à Moscou, s'engageant ainsi sur le terrain, son homologue russe, Vitali Moutko. Elle a rapporté à l'AFP qu'elle lui avait signifié que
la France était "préoccupée" par cette législation, "qui remet en cause de facto la liberté d'expression de toute personne, qu'elle soit LGBT (lesbienne, gay, bisexuelle, transsexuelle) ou non, qui souhaiterait s'exprimer sur ce sujet". Paris est d'ailleurs candidate à l'organisation de la 10e édition des Gay Games, qui se tiendront en 2018. Elle est l'une des trois villes en lice - avec Limerick et Londres - pour organiser cet événement "véhiculant les valeurs d'intégration, de rassemblement et de dépassement de soi" et a choisi le slogan "tous égaux"!

La tentation de la neutralité sportive
L'éthique du sport doit-elle être seulement communautariste et garantir la tenue des Jeux gais, alors même que les JO en Russie mettent en péril la Charte olympique? Jacques Rogge a expliqué à Moscou que les organisateurs des JO ont donné des garanties, mais que le CIO compte leur demander des précisions supplémentaires. "Il y a encore des incertitudes et nous avons décidé de leur demander plus de clarifications", a déclaré le président du CIO, organisation dont le siège est à Lausanne. "Cela concerne la traduction en anglais de la loi russe et nous voulons éclaircir cette traduction pour pouvoir comprendre ce qui nous a été transmis." La charte olympique n'autorise aucune discrimination, a-t-il souligné. "Elle dit que le sport est un droit de l'homme et doit être accessible à tous, quels que soient la race, le sexe et l'orientation sexuelle", a dit le responsable belge. En effet, la question de la traduction d'une langue à une autre ne doit pas faire oublier que l'éthique du sport est une langue universelle, qui peut servir de guide pour rétablir les droits de l'Homme dans des sociétés qui les réduisent à leurs intérêts particuliers.

Mais, comme nous venons de le démontrer dans
un ouvrage collectif réunissant 80 collaborateurs en 800 pages sur l'Éthique du sport, la protestation éthique n'est plus loin du terrain même de sport: ce sont les sportifs sur le terrain qui protestent par des actes, défiant ce qui serait la neutralité éthique des podiums. Renaud Lavillenie déclarait ce dimanche 18 août que le sport est apolitique, que ces questions ne concernent pas les sportifs, mais les politiques! Sans doute, mais d'autres sportifs ont eu plus de courage dans l'histoire du sport face à des discriminations évidentes en manifestant leur solidarité non plus dans des bureaux ou sur des plateaux de télévision, mais dans les stades mêmes.

Manifestation à Londres contre la Russie et ses lois anti-gai.



Contre la neutralisation des corpsrussia kiss
Sur le podium, les athlètes russes du relais 4x400m Yulia Gushchina, Tatyana Firova, Kseniya Ryzhova et Antonina Krivoshapka (de gauche à droite), célèbrent leur victoire en s'embrassant sur la bouche en mondovision, image non reprise dans les JT russe, mais incarnant par le corps une éthique en acte, le 17 août 2013. Après l'Américain Nick Symmonds, qui a dédié sa médaille d'argent du 800m à ses amis gays, les relayeuses affirment ainsi leur opposition à la nouvelle loi russe qui interdit "la propagande de l'homosexualité": "Je voulais concourir avec un autocollant arc-en-ciel, a-t-il précisé, mais on m'a dit que j'irais en prison si je le faisais. Il m'a été suggéré que c'était une vraie possibilité si je poussais le bouchon trop loin". La Suédoise Emma Green-Tregaro a peint ses ongles aux couleurs arc-en-ciel en le publiant aussi sur Instagram10, une autre Suédoise, Moa Hjelmer, engagée (et éliminée) sur le 200m, aurait fait de même. Pour les épreuves du saut en hauteur: "Quand je suis arrivée à Moscou, la première chose que j'ai vue en ouvrant les rideaux, c'est un arc-en-ciel au-dessus de la ville, et je me suis dit que c'était bon signe", a-t-elle expliqué à la presse. Je n'y avais pas réfléchi avant, puis j'ai décidé de vernir mes ongles. Je le fais généralement avec quelque chose qui me fait me sentir bien et c'était une façon simple de montrer ce que je pense". La Suédoise a du repeindre ses ongles en rouge, samedi pour la finale du saut en hauteur des Mondiaux d'athlétisme de Moscou, renonçant aux couleurs arc-en-ciel après que la Fédération internationale (IAAF) a considéré qu'il s'agissait d'une violation du règlement, voulant ainsi neutraliser les tenues et le langage corporel des sportifs(ves) !

L'agentivité des acteurs et actrices du sport, par leur engagement corporel, s'oppose à une conception passive de l'éthique qui consisterait à attendre l'application de règlements et de sanctions pour bien agir. Par leurs actes, les sportifs(ves) peuvent manifester des valeurs éthiques alternatives à travers de nouvelles pratiques en s'adossant à une "conscience corporelle" qu'aucune institution ne pourra (leur) imposer, tel est l'enjeu des engagements, manifestations et autres innovations techniques et éthiques. Par leurs actes les sportifs(ves) interrogent les normes, critiquent les normalités, et participent à l'émergence de la normativité éthique contre la normalisation morale des comportements. En incarnant de valeurs inédites, leur indépendance surgit en agissant de manière autonome dans le monde du sport et en renouvelant le sens à donner à l'action.

L'émergence de la body agency révèle des agents minoritaires et inventeurs de nouveaux modes de descriptions vécues, des pratiques corporelles du sport comme le corps hybridé de Pistorius avant son geste meurtrier, le corps dopé et testoroné de Heidi Krieger devenu depuis Andréas, le corps hermaphrodite de la Sud-Africaine Caster Semenya, la main de Thierry Henry, le coup de boule de Zidane, ou le corps violé d'Isabelle Demongeot, la grève de l'entraînement par des joueurs de l'équipe de France, les insultes publiques contre les entraineurs de Cantona à Anelka, ou les trois athlètes noir américains Lee Evans, Larry James et Ronald Freeman qui salueront les spectateurs poings levés, bérets noirs vissés sur la tête et sourire aux lèvres.


L'éthique des sportifs(ves) est-elle si personnelle?
À l'inverse de la manipulation forcée et de l'absence de consentement, aux Jeux de Mexico les minorités des hommes libres, c'est l'éthique personnelle des athlètes qu'exprime Tommie Smith qui appartenait à l'organisation qui s'appelait le PODH (projet olympique pour les droits de l'homme), "dont je suis devenu naturellement le porte-parole, étant athlète et disposant d'une visibilité à portée internationale") avec la Black Power qui va être mise en avant, sur un podium. Ils se détachent de l'éthique nationaliste: "Quand je gagne, je suis Américain, pas Noir-Américain. Mais si je fais quelque chose de mal, ils vont dire que je suis un Négro. Nous sommes Noirs et nous sommes fiers de l'être. L'Amérique Noire comprendra ce que nous avons fait ce soir [...] Nous ne sommes pas les braves garçons, ni de braves animaux que l'on récompense avec des cacahuètes. Si les gens ne s'intéressent pas à ce que les Noirs pensent en temps normal, qu'ils ne viennent pas voir les Noirs courir en public... [...] L'Amérique blanche ne nous reconnaît que comme champions..." déclare Tommie Smith après la course. Avec John Carlos ils brisent alors un tabou qui est celui de la neutralité. C'est-à-dire que normalement, les sportifs de haut niveau incarnent l'éthique de la nation, en allant à une compétition internationale.

Tommie Smith raconte en juin
2008: "C'est en voyant une paire de gants noirs dépasser de mon sac que je sais: lever mon poing ganté en signe de puissance, la tête baissée pour prier, et sans chaussures, symbole de la pauvreté des Noirs américains. Je vais immédiatement voir John Carlos, auquel j'explique ma démarche. "Fais ce qu'il te semble bon", me répond-il. Je lui explique que je ne mettrais qu'un seul gant, et lui demande s'il veut porter l'autre, sans lui dire de faire ce que j'allais accomplir. John prend le gant, au moment où nous nous avançons vers le podium. Lorsque je brandis mon poing vers le ciel, j'ignore si John fait comme moi, puisque je suis devant lui. Ce n'est qu'après que je vois les images. Et si nous ne levons pas la même main, c'est parce que les gants sont issus de la même paire! Pendant l'hymne américain, je suis en prière, seul, replié sur moi-même. Mais après, je suis obligé de me tourner vers le public. Je réalise subitement la portée de mon geste silencieux. Est-ce bien? Est-ce mal? Je viens de faire ce que personne ne veut voir. Je sais que je vais avoir de gros problèmes! Et ils arrivent très vite. Instantanément, je suis rejeté par le Comité international olympique, dont le président, Avery Brundage, est américain! Je rentre chez moi, au Texas, en sachant que ma vie d'athlète est derrière moi. Je viens d'avoir 24 ans. Les menaces de mort inondent ma boîte aux lettres, mais jamais je n'ai regretté mon geste. Il aura, à son niveau, changé le monde". Le président Avery Brundage explique que ce geste est "une infraction délibérée et violente aux principes de l'esprit olympique" et décide immédiatement de faire exclure Smith et Carlos du village olympique et de la délégation américaine. Et lorsque le Comité olympique américain refuse de mettre en application cette sentence, Brundage décide de faire exclure toute la délégation américaine.

Le sport ne neutralise pas les corps. Il n'est pas un espace éthique neutre, idéal et pur, car le sport incarne des valeurs qui engagent le vécu quotidien des hommes. Le sport a longtemps été compris comme une sorte d'effaceur des valeurs individuelles au profit d'une adhésion aveugle à des valeurs universelles. Ces valeurs transcenderaient les situations personnelles (race, sexe, classes sociales...), mais les acteurs(trices) sportifs(ves) veulent désormais, face à l'incurie d'une éthique sportive universelle, incarner sur le terrain leurs propres valeurs comme l'identité de genre, les valeurs culturelles de leurs communautés ou les histoires de leur parcours.

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