Un jour, j’irai vivre en Théorie parce qu’il paraît qu’en Théorie, tout va bien. (Les mots surpendus)

vendredi 30 août 2013

Médire ? Avec plaisir !


On sait que c’est mal, mais on ne peut pas s’en empêcher : cancaner nous fait du bien. Et si nos petites perfidies étaient plus positives qu’on ne le pense…
 
« Quand j’étais petite, je n’avais pas beaucoup d’amis. J’étais très croyante, alors je n’aimais pas dire du mal des autres. Mais je me suis aperçue que, quand tu ne critiquais pas, les gens ne t’aimaient pas. » Depuis, Frédérique, 35 ans, s’est rattrapée. Adulte et vaccinée contre une certaine mauvaise conscience, elle a fini, comme tout le monde ou presque, par céder aux délices coupables de la médisance, comme on croque dans une pomme interdite. « Tu ne trouves pas qu’elle a grossi ? » ; « Oh la la ! Elle n’a pas le sens de la synthèse, sa présentation est complètement nulle ! » ; « Non, mais vraiment, c’est n’importe quoi cette éducation, ils ne savent pas tenir leurs gosses ! ». Médire, baver, dénigrer… que celui qui n’a jamais jasé sur un collègue autour d’un plateau-repas à la cantoche d’entreprise ou sur une belle-sœur à l’heure du petit déjeuner lève la main. Au travail, mais aussi en famille ou entre amis, on a toujours une bonne occasion de déverser son fiel sur quelqu’un, en particulier hors de sa présence, puisque, c’est bien connu, les absents ont toujours tort.

« Nous sommes tous traversés par des sentiments ambivalents vis-à-vis des autres, explique le psychanalyste Jean-Claude Liaudet, auteur de Tel homme, quelle mère ?(L’Archipel). Les sentiments négatifs sont refoulés lorsque l’on est sur le devant de la scène, face à l’autre, mais une fois dans les coulisses, la bride se relâche et les critiques fusent. Comme un exutoire à la violence que l’on ressent sans pouvoir l’exprimer. Comme une nécessité impérieuse de décharger ses affects, en particulier cette agressivité que nous avons tous en nous. » Vider son sac à l’insu du sujet qui nous occupe permet, du même coup, de se mettre en valeur et d’attirer indirectement l’attention tout en se rassurant à (plus ou moins) peu de frais. Car, explique Samuel Lepastier, psychanalyste et chercheur associé à l’institut des sciences et de la communication du CNRS, à Paris : « Si nous prenons plaisir à rabaisser les autres, c’est, d’une part, parce que dénigrer permet de se valoriser. Et, d’autre part, parce que dire du mal de quelqu’un, c’est aussi projeter sur lui ce que nous n’aimons pas en nous. L’autre devient le réceptacle de notre mal-être et de nos craintes. » Notre envie, notre colère, notre jalousie, notre peur de ne pas être la hauteur ou notre impression d’injustice, tous ces sentiments sont, pour une bonne part, les moteurs de la médisance.

Jeux d'alliance
A l’échelle de la société, le « bashing » est d’ailleurs devenu un sport national. Les journaux n’aiment rien tant que brûler leurs idoles. Les réseaux sociaux offrent, par leur anonymat et leur instantanéité, une plate-forme idéale aux persifleurs de tout poil. La faute au cynisme de l’époque, diront certains, mais pas seulement. Car le plaisir de médire ensemble semble répondre à des besoins psychosociologiques spécifiques : déverser du ragot, c’est bien sûr ressentir ce sentiment délicieusement honteux et transgressif de sortir un peu des clous de la bienséance et de la morale qui voudraient que l’on reste poli et mesuré à l’endroit de ses collègues, amis ou membres de sa famille. « Je suis persuadée que dire du mal, ça crée une connivence dans la transgression, poursuit Frédérique. D’ailleurs, comme je ne critiquais jamais personne, mes petits camarades pensaient que je me sentais supérieure parce que je ne me laissais pas aller à ce qu’ils savaient être quelque chose de honteux. » De fait, la médisance est aussi un puissant ciment social : « La médisance est un jeu d’alliance, poursuit Jean-Claude Liaudet. On s’allie à quelqu’un contre un autre. On s’assure ainsi avec son allié de partager les mêmes valeurs, les mêmes fantasmes. » Comme si le sentiment de communauté était plus facile à établir dans le fait de rabaisser plutôt que d’encenser. « Il est vrai que l’on s’unit plus facilement dans la haine de l’autre, rappelle Samuel Lepastier. Rappelons que l’ennemi commun a toujours rapproché. Avoir un bouc émissaire, c’est charger quelqu’un de toutes ses fautes en étant persuadé d’être du bon côté. » Mais pourquoi est-il tellement plus facile de créer du lien dans le négatif plutôt que dans le positif ? « Dire du bien d’autrui est souvent perçu comme du « fayotage » alors que, lorsque l’on dénigre quelqu’un, on donne l’illusion de s’affirmer. »

Si la médisance peut être dévastatrice pour celui qui en est victime, elle a malgré tout certaines vertus. « Toutes les formes de médisance ne se valent pas, explique Samuel Lepastier. Quand elle alimente la haine de l’autre, elle est dangereuse. Mais ce n’est pas que cela. Quand un élève vient à se moquer de l’un de ses professeurs, ou un salarié de l’un de ses chefs, en l’imitant par exemple, c’est parfois une façon détournée d’exprimer son admiration pour lui, une façon de rendre hommage par l’inverse à son intelligence ou à son savoir-faire. » Comme une sorte d’antiphrase par la caricature. « La médisance n’est pas forcément persécutrice ou malveillante, confirme Jean-Claude Liaudet. Certes, il y a ceux qui dénigrent pour le seul plaisir de faire du mal. Mais on peut aussi être complice d’une médisance par empathie, par compassion avec celui qui critique. Parce que bien souvent, derrière la médisance, il y a aussi la plainte. La plainte d’avoir été humilié, frustré, déconsidéré. » Frédérique en est persuadée : « C’est vrai que médire, c’est aussi réclamer une forme de justice. Face à une décision ou un comportement qui te paraît arbitraire, tu es contente que quelqu’un valide ton jugement. Tu en as même besoin. »

Si la médisance est une libération, tout est donc une affaire de dosage. Il faut savoir s’arrêter à temps pour éviter de basculer dans le harcèlement. « Et si, pour le bien-être des salariés, les entreprises créaient des salons de médisance, où tout un chacun pourrait décharger son sac avant de repartir sur de bonnes bases et oublier ? » préconise avec un sourire Jean-Claude Liaudet. Pas sûr que ça marche. Et puis, de toute façon, il y aura toujours quelques grogneurs dans l’ombre pour railler cette institutionnalisation absurde du cancan.
Emilie Dycke
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