Un jour, j’irai vivre en Théorie parce qu’il paraît qu’en Théorie, tout va bien. (Les mots surpendus)

jeudi 17 octobre 2013

Laïcité, femmes et religion - Réponse à Micheline Dumont




Sisyphe a le plaisir d’accueillir Julie Latour comme chroniqueuse régulière. Avocate bien connue, ancienne bâtonnière du Barreau de Montréal et engagée de longue date pour la justice et la cause des femmes, Julie Latour a récemment été nommée membre du Conseil du statut de la femme. C’est à titre personnel qu’elle signe cette chronique à l’enseigne de la liberté de pensée et de la réflexion critique. Elle s’intéressera aux questions d’actualité, à la politique et à la justice, dans l’optique particulière des droits des femmes, mais aussi à la littérature, à l’histoire et autres sujets.

***

Madame Dumont,

J’ai une grande estime pour vous, sauf quand il est question de laïcité et de droits des femmes, sujet où vous semblez faire preuve d’amnésie rétrospective et d’aveuglement prospectif.

Dans votre dernier ouvrage (1), et dans de récentes déclarations aux médias, vous affirmez, en vous fondant sur votre lecture de l’histoire, que la laïcité n’est aucunement une garantie que les droits des femmes seront respectés. Voilà certes un raccourci étonnant de la part d’une intellectuelle de votre envergure. Si la laïcité n’est pas une panacée pour tous les maux, la salutaire distanciation qu’elle opère entre les préceptes religieux et la gouverne de l’État et des institutions publiques est source d’émancipation et d’égalité pour les citoyens, au premier chef pour les femmes.

En cette ère où la liberté de religion a été constitutionnalisée via les chartes des droits, alors que le principe de laïcité ne l’est pas encore, votre naïveté m’apparaît bien téméraire. Il y a déjà eu des décisions où les tribunaux ont accepté de mettre de côté des acquis sociaux pour les femmes - dont l’égalité des époux et le droit de conserver son nom - pour accommoder des femmes au plan religieux (2). Sans compter la remise en cause de la mixité du service public par des usagers ou usagères, de même que les restrictions à la participation de jeunes filles à diverses activités scolaires et sportives imposées par leurs parents, toujours pour des fins soi-disant religieuses. Et auriez-vous cru que la Cour suprême du Canada avaliserait, en 2012, par une partie dans un procès le port du niqab (3), pourtant un symbole de l’asservissement et de l’indignité de la femme, et la négation de son identité ? Le tribunal n’est-il pas censé incarner la justice ?

Les acquis juridiques et sociaux des femmes du Québec continueront d’être menacés tant que l’affirmation de la séparation des religions et de l’État, ainsi que du caractère laïque de ses institutions, ne viendra pas asseoir la primauté et la neutralité du droit. Et puisque l’État n’est pas une abstraction, ses fonctionnaires doivent eux et elles aussi refléter cette neutralité réelle et apparente, garante de l’impartialité de l’État et de l’égalité de tous les citoyens, croyant-es ou non, hommes ou femmes.

Vous le savez pourtant, les religions, qui se dissimulent dans le Canada du XXIe siècle sous les oripeaux des droits individuels, sont en fait des phénomènes collectifs, marqués par le prosélytisme, qui souhaitent maintenir les femmes dans des rapports de subordination.

Le pouvoir religieux au Québec
Vous minimisez l’influence du religieux et du clergé dans les résistances aux grands acquis sociaux des femmes qui se sont concrétisés au XXe siècle au terme de longues luttes. Comme juriste, ma compréhension est toute autre. Tout d’abord, le droit de vote

Vous écrivez que « l’opposition au droit de vote est venue de tous les milieux : les députés, les juristes, les journalistes, le clergé. » (4) Sans doute, et vous auriez pu ajouter des femmes à votre énumération. Mais le clergé a été le principal inspirateur et instigateur de cette opposition massive.

Voici ce qu’en dit Thérèse Casgrain dans ses mémoires (5), elle qui fut aux premières loges de cette longue bataille parsemée d’embûches. « Le clergé, en général, était opposé au vote des femmes, ce qui était loin d’aider à notre cause. » (6) Elle relate d’ailleurs qu’au début des années 20, « cédant probablement à de fortes pressions de l’Épiscopat québécois, Mme Gérin-Lajoie démissionnait comme présidente du Comité provincial du suffrage féminin » (7) Elle rappelle que dès que le suffrage féminin fut mis à l’ordre du jour législatif, dans le discours du trône du 20 février 1940, les réactions véhémentes du haut clergé ne se firent pas attendre. Elle cite à cet égard la lettre incendiaire, publiée le 7 mars 1940, par la plus haute autorité ecclésiastique de la province, Son Éminence le cardinal Rodrigue Villeneuve, « qui causa le plus grand émoi dans toute la population de la province. » (8)

Le premier ministre Adélard Godbout fut « atterré » par cette « campagne de presse déchaînée contre le suffrage féminin ». « Dans les circonstances, écrit Thérèse Casgrain, M. Godbout avait songé sérieusement à donner sa démission comme premier ministre. Je me hâtai de l’en dissuader en lui disant que s’il cédait à ces pressions indues, il donnerait raison à ceux qui considéraient le Québec comme ‘a priest ridden Province’. » (9) Il dut toutefois en bout de piste informer le prélat qu’il songeait à démissionner, au bénéfice de T.-D. Bouchard, jugé beaucoup plus anticlérical, pour que dès « le lendemain, comme par enchantement, les objections violentes soulevées contre le projet de loi [disparaissent] des pages de nos journaux » (10), relate Thérèse Casgrain. Ensuite, l’émancipation des femmes mariées

Quant à la recommandation de la commission Dorion de maintenir l’incapacité des femmes mariées, en 1929, vous êtes d’avis que « C’est l’institution juridique qui est en cause ici, et nullement l’influence cléricale. » (11) Permettez-moi de diverger d’opinion, et cela pour deux raisons principales.

Premièrement, quant au fond, un rapport qui maintient le statu quo en référant à « nos mœurs chrétiennes » et pour qui « nos lois » doivent « sanctionner civilement les engagements de droit naturel, de droit divin, librement consentis par les époux » m’apparaît être fortement teinté par les préceptes de l’Église.

En second lieu, même si le législateur et l’institution juridique ont aussi joué un rôle, cela ne signifie pas pour autant que leur action ne soit pas teintée par les principes religieux ambiants, bien au contraire. Selon le chercheur des religions Olivier Roy (12), dans les sociétés d’alors, le religieux pénétrait dans la culture sociétale et se proposait comme un horizon commun de sens. Selon lui, même « une société sécularisée peut rester en phase avec la culture et les valeurs religieuses. La sécularisation touche la foi, mais non pas nécessairement les valeurs. » (13) C’est ce qu’il appelle le principe d’ « orthopraxie ».

À ce propos, quant à la société française, Olivier Roy note que « le Code napoléon avait une vision chrétienne de la famille (sur l’adultère, la faute conjugale), qui perdurera jusqu’à la fin du XXe siècle, donc bien après la reconnaissance de la laïcité comme principe constitutionnel . » (14) Il ajoute : « L’idée d’une nature féminine différente de celle de l’homme et qui se réalise dans la maternité était partagée par la culture dominante de la France de la IIIe République. » (15)

Ainsi, pour nous reporter au Québec, j’estime, contrairement à vous, que le fait que les Patriotes aient retiré en 1834 le droit de vote aux femmes en dit plus sur la prégnance d’alors des valeurs religieuses dans la culture commune que sur la laïcité. Du même souffle, je vous signale que ce n’est que depuis 1982 que la notion d’enfant illégitime a été retirée du Code civil du Québec et que la pleine égalité des époux y est consacrée.

Accepter le retour du religieux dans la sphère publique ?

Ce voile islamique que vous défendez et auquel vous attribuez tant de candeur, ne croyez-vous pas qu’il soit issu des mêmes structures patriarcales religieuses et de rapports séculaires de domination ? À ce propos, je vous cite la professeure Osire Glacier, docteure en études islamiques, pour qui :

« [...] l’islamisme et l’immuabilité culturelle qu’il véhicule sont tout bonnement le résultat d’un programme politique. Or, quand les idéologies gouvernementales de la religion et de la culture nationales s’opposent aux normes minimales des droits humains et des libertés fondamentales, c’est qu’en fait, les gouvernements en cause nient au peuple, femme et homme, le droit de changer leur culture, de transformer les normes existantes et d’assimiler dans les structures sociales les nouvelles idées et progrès réalisés par les connaissances humaines contemporaines. » (16)

Dois-je vous rappeler que des tribunaux fondés sur la charia ont failli voir le jour en Ontario en 2004 ? À ce propos, plusieurs groupes, dont l’Association du Barreau canadien-Division Québec, se sont légitimement inquiétés de la formulation de l’Avant-projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile du Québec, en 2011, dont l’article 5 prévoyait, en matière de négociation, de médiation ou d’arbitrage, la possibilité pour les parties de « régler leur différend en faisant appel à des normes et à des critères autres que ceux du droit ». Le mémoire que cette Association de juristes a déposé en commission parlementaire est clair : « L’ABC-Québec dénonce le fait que ces dispositions soient clairement un affront au principe de l’État de droit et de la règle de droit. » (17)

« En effet, affirme l’ABC-Qc, dans une société juste et démocratique, le droit est le même pour tous et ne saurait souffrir d’exceptions. De même, son application doit être la même pour tous afin de rendre les rapports prévisibles et, également, afin de permettre l’établissement d’une cohésion sociale et d’un vivre-ensemble. À ce compte, comment interpréter ces dispositions ? Ouvriront-elles la porte à ce que des parties tentent de régler leurs différends, par exemple, par l’entremise de représentants d’autorités religieuses, en faisant appel à des normes religieuses ? » (18)

Un principe ou des statistiques ?
Dans une récente entrevue à la radio de Radio-Canada, vous dites ne noter la présence que de quelques voiles, statistiquement parlant. À ce propos, j’ai trois objections.

En premier lieu, l’évolution démographique et le réinvestissement religieux opéré par l’islam politique font en sorte que ces quelques voiles en seront plusieurs sous peu, comme on l’observe déjà dans plusieurs quartiers de Montréal.

En second lieu, l’importance du principe en cause. L’affirmation de la neutralité religieuse de l’État est source d’égalité pour tous les citoyens et citoyennes, mais elle comporte des exigences pour l’État et pour les individus qui travaillent au sein des institutions publiques. Il faut notamment que la justice soit neutre, que l’éducation publique le soit également, ainsi que les fonctionnaires qui agissent en position d’autorité ou qui transigent avec le public.

Enfin, la laïcité reflète un état d’esprit qui transcende la question du port de signes religieux ostentatoires. Elle signifie l’adhésion à des valeurs citoyennes, dont l’égalité hommes-femmes et le respect d’un espace sociétal commun où les différences sont abolies et où tous et toutes se rejoignent dans l’identité citoyenne.

Le prix de la liberté
Les Québécois et les Québécoises nourrissent une fierté légitime à l’endroit de la saine distanciation qu’ils ont opérée depuis cinq décennies entre les pouvoirs civils et religieux, ce qui a permis l’avènement du Québec moderne. Depuis lors, au plan juridique, les valeurs sociétales de dignité et d’égalité ont pu se construire indépendamment des préceptes religieux. Permettre l’immixtion du religieux dans la sphère civique entraîne la porosité de l’architecture sociétale qui fonde un État de droit.

Mieux vaut exclure le voile de certaines fonctionnaires que de remettre en cause l’égalité de toutes les femmes. Le bien commun a encore droit de cité face aux revendications individuelles.

Et le prix de la liberté, c’est la vigilance éternelle.

Notes

1. Micheline Dumont, Pas d’histoire, les femmes ! réflexions d’une historienne indignée, Les éditions du Remue-ménage, 2013, 220 pages, voir les pages 46 à 50, (ci-après « Pas d’histoire, les femmes ! »).
2. L’arrêt Gabriel c. Directeur de l’état civil, (2005) CanLII 746 (Qc C.S.) en est une illustration éloquente.
3. Dans l’affaire R. c. N.S., 2012 CSC 72.
4. Pas d’histoire, les femmes !, supra note 1, à la page 47.
5. Thérèse Casgrain, Une femme chez les hommes, Éditions du jour, 1971, 296 pages.
6. Ibid., à la page 77.
7. Ibid., à la page 81.
8. Ibid., à la page 138.
9. Ibid., aux pages 139-140.
10. Ibid., à la page 140.
11. Pas d’histoire les femmes !, supra note 1, à la page 49.
12. Olivier Roy, La sainte ignorance, Éditions du Seuil, 276 pages.
13. Ibid., à la page 150.
14. Ibid., aux pages 150-151.
15. Ibid., à la page 151.
16. Osire Glacier, Droits de la personne et Islam, (2009) 43 Revue juridique Thémis 205, à la page 217.
17. Mémoire relatif à l’Avant-projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile présenté à la Commission des institutions - Assemblée nationale du Québec, par l’Association du Barreau canadien- Division Québec, le 16 décembre 2011, aux pages 9-10.
18. Ibid., à la page 10.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 16 octobre 2013

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