Un jour, j’irai vivre en Théorie parce qu’il paraît qu’en Théorie, tout va bien. (Les mots surpendus)

mercredi 9 mars 2016

Opprimées, les femmes musulmanes ?

Avant de conclure que l’islam transforme systématiquement les femmes en citoyennes de second ordre, lisez ceci.
  Noémi Mercier


Photo : Alamy

L’image de la musulmane prisonnière du carcan de sa religion, asservie par son père, ses frères, son imam, son mari, est tenace. Les récents débats sur le port du niqab lors de l’assermentation des nouvelles citoyennes, ou bien sur la présence en sol canadien d’imams fondamentalistes au discours misogyne, ont encore renforcé cette conviction dans l’esprit de bien des gens : l’islam serait incompatible avec l’émancipation des femmes.

Le sociologue Jeffrey Reitz, professeur de l’Université de Toronto qui étudie depuis 40 ans l’intégration des immigrants, a entrepris de mettre cette impression à l’épreuve. Les musulmanes du Canada sont-elles aussi opprimées que certains le prétendent ? Ses travaux, publiés l’année dernière dans la revue universitaire Ethnic and Racial Studies, font voler en éclats quelques idées préconçues.

Le chercheur a braqué sa loupe sur la participation des femmes au marché du travail : il a voulu savoir si, au sein des différents groupes religieux du pays, les femmes ont un peu, moyennement ou beaucoup moins tendance que les hommes à gagner leur pain en dehors du foyer. Un moyen puissant, souligne-t-il, de détecter lesquels ont les valeurs les plus conservatrices en ce qui concerne le rôle de la femme dans la famille et la société.

Remarquez, aucune communauté n’a encore atteint la parité sur ce plan, les Canadiens « de souche » non plus. Chez les Blancs nés au pays qui ne s’identifient à aucune religion, 79 % des femmes sont actives sur le marché du travail — c’est-à-dire qu’elles travaillent ou sont à la recherche d’un emploi — contre 88 % des hommes, ce qui donne un rapport femmes-hommes de 0,89 (un rapport de 1 correspondrait à l’égalité parfaite). Chez les Blancs natifs du Canada qui se disent catholiques, protestants ou d’une autre confession chrétienne, le rapport est d’environ 0,85.

Le sociologue a comparé ces chiffres à ceux des autres religions — musulmane, juive, bouddhiste, hindoue et sikhe. Il s’est aussi demandé s’il y avait une différence entre les nouveaux arrivants (installés au Canada depuis 10 ans ou moins), les immigrants de plus longue date (établis avant 1991) et les personnes nées ici de parents venus d’ailleurs. Ses données, tirées du recensement canadien de 2001, portent sur plus de trois millions de personnes, un échantillon gigantesque pour ce type de recherche. (Le recensement de 2006 ne comportait pas de question sur la religion et celui de 2011 n’était pas encore accessible.)

Au premier abord, les résultats de Jeffrey Reitz confirment le stéréotype : ce sont les musulmans récemment arrivés au pays qui montrent les plus grandes disparités entre les sexes. Dans cette communauté, 83 % des hommes travaillent ou sont à la recherche d’un emploi, mais seulement 47 % des femmes, pour un rapport de 0,57. Les deux autres groupes les plus inégalitaires sont les hindous et les sikhs d’immigration récente, qui présentent respectivement des rapports de 0,71 et 0,74.

Or, une analyse plus fine des données révèle un portrait beaucoup plus complexe.
1. Le pays d’origine en dit plus long que la religion

Quand on creuse davantage, on se rend compte que le pays d’origine est plus déterminant que la religion dans l’équation. Les musulmanes originaires de certains endroits — l’Égypte, la Turquie, le Liban et, en particulier, le Pakistan — sont nettement moins nombreuses sur le marché du travail que les hommes, c’est vrai. Mais les Somaliennes, les Algériennes, les Marocaines, les Afghanes et les Iraniennes, par exemple, sont moins désavantagées. Il y a même des musulmans qui, à leur arrivée, sont plus égalitaires que les Canadiens « de souche » : ceux de la Bosnie.

Mettre tous les coreligionnaires dans le même panier occulte ces nuances culturelles. Même chose pour les immigrants de confession chrétienne : ceux de certains pays sont particulièrement équitables (les Français, les Philippins, les Chinois et les Haïtiens, par exemple), d’autres le sont beaucoup moins. Les chrétiens récemment arrivés de l’Allemagne, des Pays-Bas ou du Portugal, notamment, présentent des rapports femmes-hommes aussi bas que ceux des musulmans issus de l’Égypte ou de la Turquie.
2. L’intensité de la foi n’a rien à voir

Elles peuvent fréquenter la mosquée tous les vendredis, prier à la maison plusieurs fois par jour, considérer que l’islam est essentiel à leur existence : cela n’a aucune incidence sur leur présence ou non sur le marché du travail. Lors du recensement de 2001, un sous-échantillon de 6 500 Canadiens ont répondu à un questionnaire mesurant leur religiosité. On a donc pu vérifier s’il existait une corrélation entre l’intensité de la pratique religieuse et l’activité économique — autrement dit, si les immigrantes les plus attachées à leur foi étaient davantage confinées dans le rôle traditionnel de la femme au foyer. Résultat : ça n’a aucun rapport. Pas chez les musulmanes, en tout cas.
3. Le temps arrange les choses

Les écarts entre les sexes sont bien plus profonds chez les immigrants qui viennent de s’installer au Canada que chez ceux qui y vivent depuis longtemps. Plus le temps passe, plus les néo-Canadiens ressemblent à la population générale, qu’ils soient musulmans, sikhs, bouddhistes ou hindous. En fait, il suffit d’une génération pour que les immigrantes rattrapent leur retard sur les autres Canadiennes en matière de participation au marché du travail.

Ainsi, bien que les musulmans soient particulièrement inégalitaires sur ce plan lorsqu’ils entrent au pays, une génération plus tard, ils sont carrément indifférenciables des Canadiens « de souche ». Pareils ! Une musulmane née ici de parents étrangers a autant de chances d’avoir son propre gagne-pain qu’une Blanche catholique ou protestante. (Plus précisément, les musulmans natifs du Canada présentent un rapport femmes-hommes de 0,87, tandis que les Blancs de confession chrétienne se situent à environ 0,85.) « Une croyance répandue veut que les musulmans aient des valeurs en matière d’égalité des sexes qui rendent leur intégration à notre société plus difficile, dit le professeur Jeffrey Reitz, joint à son bureau de l’Université de Toronto. Mais ce discours est davantage une réaction aux événements politiques extérieurs que le fruit d’observations de leur comportement réel. Quand on regarde l’évolution de la participation économique au fil des ans, c’est fascinant de constater à quel point l’assimilation fait son œuvre. Dans tous les groupes religieux, il y a des changements considérables qui se produisent dans les attitudes à l’égard du statut de la femme, et ce, en un laps de temps relativement court. »
4. Et au Québec ?

Selon des analyses que Jeffrey Reitz n’a pas encore publiées, les musulmanes du Québec ont autant leur place sur le marché du travail que celles du reste du Canada, et peut-être même plus, révèle le chercheur. La musulmane québécoise serait-elle plus égale à son homme que son homologue canadienne ? C’est un résultat qui reste à confirmer. Mais une chose est sûre : à Montréal comme à Toronto ou Vancouver, l’islam n’empêche pas à lui seul les femmes de voler de leurs propres ailes professionnellement. Et ça — la possibilité de s’épanouir autrement que comme épouse ou comme mère, l’occasion d’acquérir une autonomie financière —, c’est le début de l’émancipation.

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