Un jour, j’irai vivre en Théorie parce qu’il paraît qu’en Théorie, tout va bien. (Les mots surpendus)

mardi 8 mars 2016

De la parole au cerveau planétaire

Rino St-Amant

Il y a plus de 50 000 ans, l'homme a commencé à sérieusement se distinguer des autres animaux, grâce au développement de sa faculté du langage. Avec cette langue, l'homme pouvait désormais transmettre le savoir acquis par ses propres expériences à ses descendants. Ainsi commença à se cumuler, d'une génération à l'autre, un savoir qui ne pouvait se transmettre, à cette époque, que de cerveau humain à cerveau humain. Ce fut le point de départ d'un phénomène d'agrégation qui n'a jamais cessé depuis, et qui nous donne aujourd'hui ce patrimoine culturel immense.

Il y a environ 5 000 ans, pour rendre plus performant ce mode d'agrégation, l'homme inventa un premier support de mémoire (si on exclu la gravure sur pierre) qui lui permettra de conserver et transmettre des savoirs, sans avoir à les garder immédiatement disponible dans sa propre mémoire. Ainsi est né l'ancêtre du livre : le rouleau de papyrus (chacun devant être écrit ou transcrit à la main).

Et puis, il y a environ 500 ans, un grand bond en avant a été effectué en termes de diffusion des savoirs et de la culture en général, grâce à l'invention de l'imprimerie. Cette invention permettra d'industrialiser le procédé d'impression sur support physique, et rendre ainsi des textes accessibles à la population en général, alors qu'ils n'étaient auparavant accessibles qu'à certains privilégiés. Ce fut la naissance des livres et journaux tels que nous les connaissons encore aujourd'hui. Enfin arriva l'électricité, qui elle engendra l'électronique, et ce fut l'explosion des supports de mémoire : pellicule de film, bande sonore, disque de vinyle, ordinateur, CD, DVD, clé USB, serveurs, et maintenant le tout mis en réseau grâce à Internet, pour constituer une sorte de cerveau planétaire.

Aujourd'hui, non seulement nous avons la possibilité de porter sur soi autant de documents que peut en contenir une bibliothèque de quartier (sur une clé USB, par exemple), mais nous avons également accès à presque tout ce qui est archivé ailleurs sur la planète, et ce à partir du confort de notre foyer.

Il y a 10 000 ans, un individu normal n'avait accès qu'aux œuvres d'art et aux savoirs que pouvaient lui transmettre de vive voix les gens de sa communauté. Aujourd'hui, le patrimoine culturel (arts, savoirs, croyances, théories, etc.) qu'on retrouve sur supports physiques de mémoire (livres, CD, serveurs, etc.) est immensément plus abondant que celui qui se retrouve dans la mémoire vivante de quiconque de notre communauté.


Il n'est donc pas irrationnel de se détourner de nos proches pour plutôt compter sur cette mémoire technologique, aujourd'hui mise en réseau, pour s'abreuver à la culture en général, bien que ce comportement puisse être la cause d'un appauvrissement des contacts humains entre individus d'une même famille ou communauté. La culture ne se propage presque plus de bouche à oreille, mais bien davantage de puces électroniques à nos sens.



Il pourrait difficilement en être autrement, vu l'immensité de ce patrimoine culturel qui s'est accumulé au cours des siècles, et maintenant accessible à tous (du moins ceux qui ont accès à Internet).
De nos jours, ce patrimoine fait l'objet d'un commerce florissant. Tant les fournisseurs de contenus que les fabricants d'appareils donnant accès à ces contenus, font partie des entreprises qui comptent parmi les plus grandes de la planète, sinon celles qui connaissent les plus hauts taux de croissance: Google, Samsung, Apple, Microsoft, Facebook, Twiter, Amazon, Ebay... Entre ces mastodontes du capitalisme, il y a une guerre sans merci pour accaparer la plus grande part de ce marché qu'est devenu l'esprit humain. Toutes ces entreprises sont condamnées à innover pour battre la compétition, sinon elles risquent de couler comme est en train de la faire BlackBerry.

Typiquement, on investi plusieurs dizaines millions de $ en recherche et développement pour mettre au point un nouveau bidule, on dépense quelques autres dizaines de millions en publicité pour mousser la vente de ce nouveau truc, et on espère en vendre plusieurs dizaines millions d'unités dès les deux premières années après sa sortie sur le marché pour couvrir ces frais d'implantation, après quoi, chaque unité vendue se convertie presque entièrement en profit (il s'agit là du même mode d'opération que celui utilisé pour mettre en marché les blockbusters du cinéma, eux aussi conçus spécifiquement pour s'accaparer l'attention des cerveaux humains).

Pour gagner à ce jeu, il faut donc savoir séduire chaque client potentiel. Voilà les règles du jeu en ce qui concerne les bidules technologiques, qui servent généralement de support pour des contenus de toutes sortes.
En ce qui concerne les contenus dont ces bidules se nourrissent (musique, vidéos, jeux, films, et sites internet de toutes sortes) les règles du jeu sont parfois semblables, mais plus souvent un peu différentes, mais tout aussi impitoyables. Dans cette bataille des contenus, le nerf de la guerre c'est la visibilité. Souvent (lorsque ces contenus sont accessibles gratuitement ou à très bas prix), les frais de développement et de soutien de ces contenus sont financés par la vente de publicité. Or une même publicité peut être vendue deux fois plus cher si elle est exposée aux yeux d'un million d'individus, que si elle n'est visible que par un demi-million d'individus. Encore ici, tous les moyens sont bons pour séduire le plus grand nombre. Et parfois ces moyens sont intrusifs, sinon carrément invasifs.

Enfin, un petit mot concernant les contenus publicitaires. De nos jours, plutôt que de mettre l’emphase sur l'efficacité à combler un besoin réel, comme au début du siècle dernier, ou encore, sur l'image ou le prestige d'une marque commerciale, comme dans les années 1980, la publicité tend à s'adresser à l'identité même du consommateur. Elle lui propose des moyens de se faire valoir, ou de rehausser son image ou son style personnel. Et le consommateur finit souvent par céder, justement pour éviter que son identité en souffre (ou se sentir déclassé par rapport à son groupe de référence).
Mais il y a aussi autre chose. De tout temps, l'homme a été fasciné par les nouveautés. Par exemple, lorsque les premières automobiles arrivèrent sur le marché, la plupart des gens les achetaient non pas pour se transporter d'un point à un autre dans un but utilitaire, mais pour tourner en rond, se parader, se faire voir, et ainsi jouir de cette toute nouvelle voiture auto-mobile, qui n'avait pas besoin de chevaux pour se tirer d'affaire. Pas besoin d'en avoir besoin pour en jouir! Un peu à la manière des deux enfants qui s'installent de part et d'autre de la maison pour profiter de leur tout nouveau walkie-talkie que viennent de leur acheter leurs parents.

Ce phénomène est bien humain, mais aussi fortement encouragé par la publicité. Et comme la fréquence à laquelle arrivent les nouveautés sur le marché ne cesse de s'accélérer, bien des gens ne cessent de passer d'une nouveauté à l'autre, en prenant soin d'adhérer aux besoins auxquels elles sont censées répondre, afin de bien jouir de leur nouvelle acquisition.

Depuis le milieu des années 1990, il y a une tout autre dynamique qui s'est établie entre l'homme et ses supports de mémoire. Avant la venue d'Internet, l'approvisionnement en contenus des supports de mémoire (du moins ceux destinés à la vente libre) était réservé à une minorité. Qu'il s'agisse de livres, de revues, de journaux, de films, d'émissions de radio ou télé, les auteurs de ces contenus devaient soit avoir préalablement établi leur crédibilité (ou notoriété), soit présenter un contenu capable de séduire un comité de sélection.

Depuis la naissance d'Internet, tout un chacun est en mesure de publier des contenus accessibles à la planète entière. À peu de choses près, on peut dire que nos supports de mémoires et nos moyens de diffusion sont maintenant à la disposition de la culture telle qu'on l'entend en anthropologie, alors qu'avant internet elle n'était qu'à la disposition de la culture artistique (en assumant que le journalisme serait un art).

Du point de vue anthropologique, une jeune fille qui se peint les ongles, ça fait partie de sa culture, tout comme manger avec une fourchette plutôt qu'avec des baguettes. Mais si une jeune fille de San Francisco annonce à la planète entière (par le biais d'un tweet ou de sa page Facebook) qu'elle vient d'adopter une nouvelle couleur pour son vernis à ongle, elle ne fait que contribuer à augmenter le trafic sur le réseau, sans contribuer à l'intérêt public.

Il faut cependant se garder de suggérer que le simple citoyen sans statut particulier ne peut que faire du bruit de fond sur ces réseaux. On à déjà vu qu'une simple photo publiée sur YouTube par un citoyen lambda pouvait finir par incriminer un ou des policiers, par exemple. Et tout ce débat via Internet sur le projet de charte des valeurs du gouvernement québécois, ce n’est rien de moins que de la démocratie participative.

Tout au cours de l'histoire, à chaque fois qu'est apparu un nouveau support de mémoire, il y a eu des gens qui se sont inquiétés à propos des conséquences qu'il entraînerait. Par exemple, lorsque s'est présenté le livre, il y a 500 ans, certains se sont inquiétés à savoir que la capacité de récit verbale de l'être humain (bien développé à l'époque) peut s'atrophier.
Plus près de nous, on sait combien se sont inquiétés à savoir que la télé peut remplacer les relations entre les membres d'une même famille. En sommes, toutes ces inquiétudes ont toujours pointé vers cette crainte que le monde virtuel (ou fictif) finisse par supplanter le monde réel.
On peut affirmer aujourd'hui que ces craintes n'étaient pas dépourvues d'un certain fondement. On n'a qu'à se promener en métro ou autobus pour constater que les usagers de ces transports sont beaucoup plus captivés par le bidule qu'ils tiennent dans leurs mains, que par le voisin qu'ils tentent par tous les moyens de ne pas trop frôler, pour éviter d'avoir à s'en excuser. C'est à se demander si l'homme ne serait pas en train de s'enfermer dans sa bulle virtuelle.

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