Michel Seymour, Département de philosophie, Université de Montréal | Actualités en société
Le Mégaphone aura fonctionné pendant deux mois au centre-ville de Montréal. Il aura permis à des centaines de personnes de s’exprimer. Ce fut une expérience de prise de parole dans l’espace public, semblable à celle qui s’offre au Speaker’s Corner à Hyde Park (Londres), et qui s’est répandue depuis dans plusieurs autres pays: en Australie, au Canada, en Malaisie, aux Pays-Bas, aux États-Unis, à Singapour, à Trinidad et Tobago ou en Thaïlande.
Ce projet auquel fut notamment associé Le Devoir, avait été offert par le Quartier des spectacles et pris en charge par Moment Factory en collaboration avec l’ONF. Grâce à des technologies de reconnaissance vocale, les mots les plus saillants apparaissaient sur la façade du pavillon des sciences de l’UQAM comme autant de corpuscules voguant au-dessus d’ondes sonores reproduites à partir de la voix des intervenants eux-mêmes, un peu comme des aurores boréales. Un Mégaphone qui démontrait en la rehaussant l’importance et le caractère unique des voix individuelles citoyennes. Un Mégaphone qui permettait à des voix de se faire entendre dans le vaste espace hyperboréen que nous occupons tant bien que mal. Les dix mots les plus fréquents disent la thématique principale visée par un tel exercice: On (6377 occurrences)-je (5088)-il (3603)-nous (1680)-vous (3342)-you (1483)- dire (1028)-peut (1178)-être (1030)- Montréal (1187). Il s’agissait en effet de dire ce que pouvait être Montréal, mais aussi plus généralement la ville (724), le Québec (327), les Québécois (127), le passé (311), le pays (304), la politique (194), la société (157), l’histoire (137), la culture (133) et le Canada (141).
Ce Mégaphone nous rappelle aussi d’autres prises de parole comme la Nuit de la poésie du 27 mars 1970, le Moulin à paroles des 12 et 13 septembre 2009 ou l’évènement NOUS? du 7 avril 2012. Il nous rappelle enfin et surtout que la démocratie n’est pas seulement une affaire de système électoral et de droit de vote exercé tous les quatre ans. La démocratie, c’est aussi une affaire de conversation patriotique, de démocratie délibérative et de négociation continue. Pour s’assurer d’une participation plus grande des citoyens lors des élections (démocratie représentative), il faut qu’ils se sentent dans le coup (démocratie participative). Et pour se sentir dans le coup, il faut qu’ils puissent être entendus (démocratie délibérative).
L’appel de la rue
Au printemps des casseroles en 2012, certains se sont offusqués de voir les citoyens parler si fort. D’autres ont même osé dire que cette protestation était anti-démocratique, parce que la révolte s’en prenait à un gouvernement dûment élu. Je me pose au contraire la question suivante: comment le premier ministre, M. Jean Charest, a-t-il pu se sentir autorisé de balayer une telle grogne du revers de la main? Comment a-t-il pu se sentir à l’aise de dénigrer ce qu’il a de manière condescendante appelé «la rue»? Face à une insatisfaction d’une aussi grande ampleur, ponctuée par des manifestations de plusieurs centaines de milliers de citoyens, les gouvernements précédents issus de la Révolution tranquille auraient reconnu qu’ils faisaient face à un problème incontournable. Et pourtant, au Printemps 2012, l’ampleur de la révolte n’avait d’égal que la réaction de déni du gouvernement.
Qu’on se le tienne pour dit, la prise de parole citoyenne est là pour rester. Le Printemps Érable est à cet égard arrivé comme un grand coup de tonnerre dans un ciel serein. Ce grand dérangement avait toutes les allures d’un réveil politique sans précédent. Les esprits chagrins qui y ont vu une crise sociale intolérable devraient réviser leur conception de la démocratie.
Les intellectuels
Les citoyens veulent avoir voix au chapitre. Ils veulent de plus en plus être entendus. Il revient souvent aux intellectuels de contribuer à faire entendre cette voix, car ils peuvent traduire en mots les intuitions de la majorité silencieuse ou des minorités dissidentes. Je n’ai jamais pensé que les articles publiés dans la page Idées du Devoir ne servaient à rien. J’ai toujours cru au contraire que de telles interventions valaient la peine d’être rendues publiques, notamment parce que ces textes pouvaient être lus par les décideurs politiques. Leur impact pouvait donc être non négligeable. Les intellectuels sont au front dans les tranchées à l’avant-scène de la prise de parole citoyenne. Il me semble qu’on pourrait au moins leur reconnaître cela.
Il n’y a rien de plus désolant que l’anti-intellectualisme qui sévit encore au Québec, particulièrement dans les Radios-X. Et il n’y a rien de plus désolant que des intellectuels qui traitent la population avec mépris en se disant que ça ne vaut même pas la peine d’intervenir. Dans une société qui ne serait pas anti-intellectualiste et où les intellectuels ne snoberaient pas la population, de plus en plus de personnes monteraient aux barricades et prendraient position. Nous serions alors suffisamment nombreux pour que personne ne s’interroge sur notre plan de carrière. Dans l’état actuel des choses, si un intellectuel intervient sur la place publique, ses collègues le soupçonnent de vouloir s’engager en politique et les politiciens interprètent ses interventions comme un appel du pied pour recevoir une invitation à se présenter aux élections. C’est bien la preuve qu’on n’a pas encore suffisamment accordé d’importance à la figure de l’intellectuel dans la société québécoise. L’intellectuel engagé est perçu comme étant assis entre deux chaises. On estime que tôt ou tard il devra choisir ou bien de s’engager en politique ou bien de retourner dans sa tour d’ivoire. On a même évoqué l’existence d’un devoir de réserve qui devrait l’inciter à se taire. Mais en tant que professeur d’université, c’est dans la classe que j’exerce mon devoir de réserve. À l’extérieur de la classe, je suis un citoyen comme les autres qu’on n’a pas le droit de vouloir museler.
L’anti-intellectualisme sévit aussi au gouvernement où, à deux reprises ces dernières années, on a imposé des politiques concernant les droits de scolarité qui allaient à l’encontre de la position défendue par les étudiants, les professeurs et les chargés de cours. Il sévit aussi auprès des administrations collégiales et universitaires qui refusent d’administrer leurs institutions de manière collégiale. Et il sévit au sein d’une population peu scolarisée et à 49% analphabète qui voit encore avec beaucoup de méfiance et de mépris le monde universitaire.
Des raisons d’espérer
En ce sens, l’actuel débat sur la charte des valeurs québécoises a quelque chose de bon. Il aura permis à des milliers de personnes de s’engager sur les réseaux sociaux dans des débats démocratiques en apprenant progressivement à respecter la parole de l’autre. La prise de parole, par le Mégaphone ou par un autre moyen, est une façon d’habiter notre langue. Lorsque cette prise de parole se fera de manière collective sous la forme d’une affirmation nationale respectueuse des minorités (religieuses, sexuelles, nationales et culturelles), la population pourra alors se donner la constitution de son choix. Et de cette manière, les déracinés que nous sommes commenceront peut-être enfin à occuper leur territoire.
Michel Seymour, Département de philosophie, Université de Montréal
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