Un jour, j’irai vivre en Théorie parce qu’il paraît qu’en Théorie, tout va bien. (Les mots surpendus)

dimanche 18 décembre 2016

Qui s’offusque encore si Big Brother nous regarde?


La liberté, c’est l’esclavage
Photo: BBC George Orwell

Le Royaume-Uni a adopté en novembre la Loi sur les pouvoirs d’enquête. Cette loi donne aux services de sécurité de Sa Majesté le droit d’utiliser à peu près n’importe quel moyen pour espionner ses citoyens. Aucun autre pays de l’Occident n’en permet autant. « Le Royaume-Uni vient de légaliser la surveillance la plus extrême de l’histoire des démocraties occidentales, a ensuite gazouillé le lanceur d’alerte sur la surveillance planétaire Edward Snowden. La mesure va plus loin que bien des régimes autoritaires. »

M. Snowden est maintenant réfugié en Russie, pays-continent héritier de l’URSS, l’empire rouge qui implosait il y a tout juste 25 ans, le 26 décembre 1991. Le régime totalitaire soviétique, obsédé de surveillance et de répression, a en partie inspiré le roman dystopique 1984. La prophétie du cauchemar sous l’angsoc (le socialisme anglais, en novlangue) ne s’est évidemment pas réalisée comme telle. N’empêche, dans notre monde postorwellien, libre jusqu’au vertige, Big Brother vous regarde, beaucoup, passionnément, à la folie.

« En fait, plusieurs Big Brothers vous surveillent maintenant », corrige le professeur de l’Université Laval Stéphane Leman-Langlois, spécialiste du renseignement et du contrôle social. « La différence est là, dans le foisonnement de points de collecte de données qui permet d’en amasser beaucoup plus au profit de plusieurs centres de surveillance. »

Ça crée un “nouveau normal”. C’est normal de s’exprimer en ligne. C’est normal que des compagnies captent des données. C’est normal que nos informations se vendent.

Jonathan Roberge, spécialiste du monde dématérialisé et des mouvements sociaux à l’INRS
Le roman anticipe sur la puissance des techniques et des médias de contrôle de l’information, mais aussi de la mémoire. De ce point de vue, la réalité dépasse amplement la fiction. « Il se fait de la surveillance par caméra, comme dans le roman, mais c’est minime, disons pour 5 à 10 % des cas, dit encore le professeur Leman-Langlois. Les services de renseignement sont plus intéressés par les millions de traces numériques que nous générons dans toutes nos activités sans en être conscients. »

Les appareils branchés nous espionnent de manière exponentielle. Une simple brosse à dents « intelligente » peut déjà rapporter où vous êtes, et quand. Les ampoules électriques ou les thermostats amassent des renseignements et les diffusent. Dans quelques années, prédit le spécialiste, des dizaines d’objets connectés à chacun des serveurs domestiques moucharderont sur tout.

« La surveillance va devenir incommensurable. Si le citoyen ne se réveille pas et ne s’oppose pas à la tendance — et je mets des “si” —, on aura de plus en plus de lois qui permettront de ramasser de plus en plus d’informations sur tous. »

L’asservissement volontaire
Notre nouveau contrat social informel semble se résumer à ce triste pastiche rousseauiste : l’humain est né libre et partout il est dans les fers numériques.

« La liberté qui masque un esclavage découle des transformations du capitalisme vers une fausse société de partage, commente Jonathan Roberge, spécialiste du monde dématérialisé et des mouvements sociaux à l’Institut national de la recherche scientifique. Il y a une injonction à s’exprimer, à participer, une obligation de liberté qui finit paradoxalement par nier la liberté elle-même. Nous sommes forcés à être libres et heureux sur les médias sociaux. Ça devient épuisant d’un point de vue psychologique et aliénant d’un point de vue politique et culturel. »

Le professeur met l’accent sur le concept de « travail numérique » (digital labor), soit l’ensemble des activités branchées qui produisent des informations et de la valeur, rapidement captées par les grandes entreprises et les gouvernements. En consommant du Web, chacun génère des données exploitées ensuite par autrui.

L’état de surveillance totalitaire et de contrôle total se trouve au bout de ses doigts [de Donald Trump]. Nous ne sommes pas allumés sur cette réalité et, quand nous allumerons, il sera trop tard…

Stéphane Leman-Langlois, spécialiste du renseignement et du contrôle social à l’Université Laval

« Le capitalisme des données repose sur le ciblage et le profilage. On donne notre information à Amazon ou à Facebook, pour faire court, qui nous la revendent ensuite à travers la publicité. Le Web gratuit, c’est une blague. Le libre arbitre en ligne aussi. Les modèles de contrôle fonctionnent avec des algorithmes qui pigent dans le big data pour faire du profilage ultraprécis. J’aime dire que ça crée un “nouveau normal”. C’est normal de s’exprimer en ligne. C’est normal que des compagnies captent des données. C’est normal que nos informations se vendent. »

Quelques compagnies superpuissantes se retrouvent en situation d’oligopoles. Google contrôle 90 % des recherches en ligne et donc des trouvailles (disons) « téléguidées ».

« Nous ne sommes plus dans un modèle de type KGB, évidemment, poursuit M. Roberge. C’est beaucoup plus subtil, beaucoup plus raffiné, plus économique aussi. Il y a toujours eu du monitorage. Maintenant, le suivi ultraprécis dégage des profils pour la vente. […] Mais la question fondamentale est de savoir comment vont s’enligner ces nouveaux pouvoirs. Vont-ils collaborer avec le pouvoir politique et les instances de sécurité, comme on le voit déjà ? Quand vous atteignez ce seuil, vous vous retrouvez dans une situation parfaitement dangereuse. »

Un État totalitaire
Le rapport déposé en octobre par la Commission d’accès à l’information établit que l’État québécois ne divulgue pas assez ses propres informations tout en protégeant mal celles des citoyens. Le président de l’organisme, Jean Chartier, y réclame des balises claires et fermes pour respecter les renseignements personnels.

« Les organismes de l’État pigent dans ces données accumulées par les compagnies privées, et ils le feront de plus en plus », affirme à nouveau le professeur Leman-Langlois, en rappelant que les documents divulgués par Snowden prouvent l’existence d’accords entre les agences de renseignement et Google, Skype et d’autres géants du Web pour avoir accès à leurs données. « L’opposition à cette situation est minime. La population accepte l’argument que, si elle n’a rien à cacher, elle n’a rien à perdre à être surveillée. Il y a un petit tollé quand on s’aperçoit que des journalistes sont sur écoute, puis on passe à autre chose. »

Nous vivons donc dans une ère d’autonomie encadrée ? Il faut évidemment se méfier des raccourcis. « Je trouve notre situation extrêmement dangereuse,dit le professeur Leman-Langlois. Nous sommes face à un État totalitaire clés en main, selon moi et plusieurs autres observateurs. L’appareil de surveillance sous le président Obama a gonflé hors de proportion, alors qu’on chialait contre George W. Bush. Arrive maintenant Donald Trump aux commandes. S’il décide de se débarrasser de la dissidence, il a en main tous les outils pour y arriver. L’État de surveillance totalitaire et de contrôle total se trouve au bout de ses doigts. Nous ne sommes pas allumés sur cette réalité et, quand nous allumerons, il sera trop tard… »

La volonté d’impuissance Le slogan présentant la liberté comme un esclavage est un autre produit magistral de la double pensée qui lie des concepts contradictoires pour les réconcilier dans l’esprit des masses. La tragédie orwellienne, c’est celle de la défaite non pas seulement de la liberté, mais d’une volonté de liberté, dans le cadre d’un pouvoir omniscient qui sait tout, y compris les rêves les plus intimes de ses sujets. Dans le monde de 1984, tout n’est que manque dans la souffrance, et la dissidence échoue impitoyablement. Le dernier humain (le titre de travail du roman) disparaît et sombre avec lui jusqu’au rêve utopique de la possibilité d’un autre monde.

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