Un jour, j’irai vivre en Théorie parce qu’il paraît qu’en Théorie, tout va bien. (Les mots surpendus)

vendredi 29 juillet 2011

L'enfant n'est pas qu'un enfant...



François de Singly

Enfant roi, enfant « chef de famille »... L’enfant a-t-il pris une place trop grande dans notre société ? Pour François de Singly, le processus d’autonomisation de l’enfant, que consacre le droit, est indissociable du développement de l’individualisme en Occident.
L’enfant a changé de statut au cours des dernières décennies, ce qui suscite craintes et incompréhensions. La plupart des écrits et des discours actuels sur le statut de l’enfant relèvent de la déploration. L’enfant serait « roi », privé de son enfance, en conséquence il faudrait rétablir l’autorité, remettre de l’ordre entre les générations, redéfinir les âges pour que les plus âgés assument leur âge (et leur autorité) et que les plus jeunes acceptent d’être petits.
Une meilleure compréhension des changements du statut de l’enfant est nécessaire. La reconnaissance de l’enfant comme personne, comme individu, ne signifie pas que l’enfant est un adulte. Elle indique que le processus central des sociétés contemporaines occidentales – l’individualisation (1) – touche désormais aussi les enfants. La nature sociale de l’enfant, dans nos sociétés, est d’être double : être « petit » – c’est incontestable –, mais aussi être un individu comme les autres méritant d’être traités avec le respect propre à toute personne.
La nature double de l’enfant
L’enfant est à sa naissance objectivement en fonction de ses parents. Il a besoin aussi de protection. Mais cette caractéristique suffit-elle à le définir ? C’est sur ce point que réside la polémique actuelle. Certains experts présupposent que les adultes dans la société et les parents dans la famille sont automatiquement « petits » dès que l’on grandit les enfants. Lorsqu’un parent tient compte des besoins et demandes de son enfant, devient-il automatiquement soumis à l’enfant devenu « chef » ? Pour nous, la réponse est négative. L’erreur de raisonnement vient de la confusion entre le fait d’être une personne et le fait d’être un adulte. 

 
Les transformations de la Convention des droits de l’enfant entre 1924 et 1989 reflètent cette dualité de statuts. Au départ, les droits étaient presque exclusivement spécifiques à l’enfance, puis ont été élargis par la reconnaissance de droits semblables à tout individu. L’enfant est à la fois fragile comme un enfant et respectable comme tout être humain. Cette dualité est complexe à gérer pour les enfants, pour les éducateurs, pour les adultes. La polémique sur la fessée est un bon exemple. La Suède a interdit dès 1979 les châtiments corporels infligés aux enfants dans la sphère familiale. Si l’on pense qu’une sanction physique est justifiée, c’est parce que l’enfant est à un âge spécifique qui a ses exigences. Si l’on pense au contraire qu’elle est illégitime, on affirme que l’éducation sur de tels principes porte atteinte à la personne. Cette tension permanente entre « protection » et « libération » caractérise la spécificité de l’individualisation pour l’enfant.
Le fait de reconnaître à l’enfant une identité qui ne se réduise pas à celle de « petit » signifie que, dès le plus jeune âge, l’enfant doit apprendre autre chose que l’intériorisation de son statut pour aussi devenir lui-même. Ce point de vue est propre aux sociétés individualistes contemporaines. Les sociologues ont isolé deux périodes dans la dernière partie de l’histoire de l’individualisme.
Pendant la période de la première modernité (de la fin du XIXe siècle au milieu des années 1960), la qualité de l’obéissance est centrale (2). L’enfant est soumis à une autorité qui a pour but de lui apprendre à obéir à la raison ; l’éducation doit légitimement inculquer aux enfants les moyens de se séparer de leur être particulier et d’intérioriser les règles de la vie en société. La seconde modernité, à partir des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, marquée par le développement de la culture jeune, traduit l’importance d’un monde de l’enfant, reconnue par les adultes, et sur lequel ces derniers ont peu de légitimité à intervenir. L’important n’est pas de s’aligner sur ce qui est commun à tous, mais de développer ce qui est propre à chacun. Le mot d’ordre est : « Deviens ce que tu es ! » (3) Dans le cadre d’une éducation fondée sur ce principe, les adultes ne peuvent pas se limiter à imposer, à transmettre ; ils doivent aussi créer les conditions pour que l’enfant puisse, sans attendre d’être « grand », découvrir par lui-même ce qu’il peut être.
Complexité du travail éducatif
C’est pourquoi le silence entre un parent et son enfant, interprété immédiatement en « fossé des générations », peut être entendu comme le symbole du processus d’autonomisation. Le rapprochement entre un parent et un enfant est décrypté comme le signe d’une trop grande confusion entre les âges alors qu’il peut être le symbole d’un partage entre générations, d’un monde commun. Les adultes ont à respecter l’enfant à un double titre, et ils doivent demander aussi un respect qui leur est dû, double lui aussi, en tant que « parent » et en tant que personne (ce qui n’est pas équivalent). Ils sont en effet eux-mêmes confrontés au même défi, ils ont, eux aussi, un impératif, dépasser leur définition statutaire, ne pas se reposer sur leurs positions sociales afin de créer encore leur propre vie. L’horizon de l’éducation n’est pas celui de la confusion des rôles et des places, il est bien davantage celui de la complexité du travail éducatif.
L’enfant aurait-il pris une place dans la famille, dans la société qui ne serait pas la sienne ? Le fait que l’enfant a moins à obéir à des règles émises par ses parents ne trahit-il pas un déclin éducatif ? En fait, les jeunes ont affaire à d’autres formes d’autorité, moins personnelle, médiée par les machines (par exemple l’ordinateur dicte ses manières de faire, ne pas vouloir les suivre entraîne une sanction, c’est-à-dire l’arrêt du programme). Et surtout la vie commune repose de plus en plus sur des principes discutés. Cependant, des spécialistes considèrent que le seul critère de l’enfant est sa petite taille, donc que le fait d’expliquer à un enfant les raisons d’un ordre d’un commandement traduit de la part de l’adulte une grave erreur. Pour Aldo Naouri, « se justifier auprès d’un enfant revient en effet à inverser l’ordre générationnel en lui permettant de juger, en le faisant, autrement dit, juge de soi (4) ». Il estime donc que les parents doivent exercer une autorité sans négociation : « Si vous élevez vos enfants en démocrates, vous avez de fortes chances d’en faire plus tard des fascistes alors que si vous les élevez de manière plus ou moins fasciste, vous en ferez à coup sûr des démocrates. » Cette conception repose sur la conviction que les parents sont les seuls juges de l’intérêt de l’enfant, que ce dernier ne pourra participer à la définition de sa vie que lorsqu’il sera devenu « raisonnable » à l’âge adulte. Elle constitue tout le contraire d’une éducation centrée sur l’apprentissage progressif de l’autonomie. À en croire le titre d’un ouvrage de Daniel Marcelli, L’Enfant, chef de famille (5), il existe une absence de consensus sur l’interprétation des changements continus depuis les années 1960. L’enfant aurait profité des changements, notamment la déstabilisation de l’autorité des pères, pour se glisser dans la place libérée et pour imposer ses quatre volontés aux adultes qui s’occupent de lui. Ce raisonnement est contestable. Pourquoi imaginer qu’un groupe familial a toujours un « roi », un seul ? La fin du père roi n’entraîne pas obligatoirement la suprématie des tyrans enfantins ou encore des mères (seconde version critique) (6). Dans une famille, chacun peut être « roi », à la condition de préciser la nature de son royaume. L’enfant d’aujourd’hui est roi de son monde, d’un monde au sein duquel ne se trouvent pas ses parents. Son père et sa mère ne sont pas ses sujets. Il ne contrôle pas le royaume de ses parents. La famille tend à avoir moins besoin de chef au sens strict, mais à l’intérieur de ce groupe, chacun des membres est appelé à régner sur « son » monde.
Un enfant autonome plutôt que roi
Le droit des individus à devenir eux-mêmes est devenu la croyance centrale de la seconde modernité. Les critiques du nouveau statut de l’enfant oublient totalement ce fait, aussi ne comprennent-ils pas pourquoi le rapport à l’enfant a changé ! L’enfant a changé d’identité non parce que les adultes s’inclineraient devant l’enfant roi, mais parce que tout individu, jeune ou non, est « roi » dans une société individualiste. Ne nous méprenons pas sur le terme « roi ». La loi sur l’autorité parentale du 4 mars 2002 qui n’a pas voulu admettre que les parents et les enfants se doivent un respect mutuel demande, cependant, dans les articles suivants au père et à la mère de l’exercer dans certaines conditions, « dans le respect dû à la personne » de l’enfant : « Les parents associent l’enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité. » L’enfant n’est donc pas totalement roi puisqu’il n’a pas toute autorité sur son existence, mais il le devient progressivement.
L’enjeu de ce terme « roi » renvoie à l’idée d’autonomie. Cela revient à poser que les parents ne peuvent savoir, par définition, en tant que parents, toujours mieux que leur enfant ce qui constitue son « intérêt », son « bien ». C’est particulièrement vrai vers l’âge de 10-12 ans, quand l’enfant rentre dans un temps décisif de l’individualisation. Cette phase, qui ouvre sur le processus de prise d’autonomie propre à l’adolescence, peut être appelée « adonaissance » (8).
Des personnes à part entière
Les jeunes mettent en avant un « nous » autres que familial, par le choix de leurs vêtements, à travers leurs radios, la mise en scène de leur chambre. Ils veulent être reconnus comme appartenant aussi à leur génération (c’est dire que les classes d’âge ne s’effacent pas autant qu’on le prétend). C’est pour eux une manière de vivre ce dédoublement identitaire, fondement de toute identité individualisée : en l’occurrence, « fils de », « fille de » et jeune.
Pour autant, l’autorité adulte n’est pas contestée, l’enfant la reconnaît comme nécessaire. C’est ce qu’exprime David, 12 ans : « Pour certaines choses, je peux faire ce que je veux, pour d’autres choses, par exemple aller au lit, là j’ai quand même un horaire. Mais je trouve que c’est mieux que les parents fixent des limites, donnent des contraintes, par exemple, répéter au piano, ou bien pour les claquettes, ou pour les devoirs, je trouve quand même que ce soit mieux parce que je deviens meilleur (9). » Le changement de statut des parents et des enfants ne supprime pas les spécificités des enfants et des adultes ; mais il complique la relation pédagogique, détruisant une certaine cohérence du fait de la nature double de chacun des individus en présence. Certes les « enfants ne sont pas des grandes personnes », selon le titre d’un ouvrage de Béatrice Copper-Royer (10), mais ils sont quand même des personnes à part entière. Enfant roi, enfant « chef de famille »... L’enfant a-t-il pris une place trop grande dans notre société ? Pour François de Singly, le processus d’autonomisation de l’enfant, que consacre le droit, est indissociable du développement de l’individualisme en Occident.

NOTES
(1) Voir U. Beck et E. Beck-Gernsheim, Individualization: Institutionalized individualism and its social and political consequences, Sage, 2002.
(2) Voir F. de Singly, Les Adonaissants, Armand Colin, 2006.
(3) Voir C. Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, Seuil, 1998.
(4) A. Naouri, Les Pères et les Mères, Odile Jacob, 2004.
(5) D. Marcelli, L’Enfant, chef de famille. L’autorité de l’infantile, Albin Michel, 2003.
(6) Voir par exemple M. Schneider, La Confusion des sexes, Flammarion, 2007.
(7) F. De Singly (dir.), Enfants-adultes : vers une égalité de statuts ?, Universalis, 2004.
(8) F.  de Singly, Les Adonaissants, op. cit.
(9) Ibid.
(10) B. Copper-Royer, Vos enfants ne sont pas des grandes personnes, Albin Michel, 1999.

François de Singly

Professeur à l’université Paris-V, directeur du Centre de sociologie de la famille, il a récemment publié une Sociologie de la famille contemporaine, Armand Colin, 2e éd., 2007, L’individualisme est un humanisme, L’Aube, 2007, ou Les Adonaissants, Armand Colin, 2006.


Autonome, mais dépendant...

Il y a longtemps que l’obéissance décline dans la hiérarchie des valeurs. Une enquête américaine, réalisée à Middletown en 1924 puis en 1978, pointait déjà le déclin du lien de dépendance entre les générations. En 1924, 64,4 % des femmes interrogées déclaraient que leurs mères considéraient, chez l’enfant, la stricte obéissance comme une qualité principale. En 1978, les femmes n’étaient plus que 16,8 % à percevoir l’obéissance comme une valeur éducative centrale.

La tolérance et l’attention aux problèmes de société se sont substituées à l’obéissance. En 2003, à la question de savoir « quelles sont les principales valeurs, positives ou négatives, que vous ont transmises vos parents », les personnes sondées répondaient, à 54 % le respect des autres, à 14 % seulement le respect de l’autorité.

Si l’enfant contemporain tend à être perçu comme un « individu » à part entière, il n’en reste pas moins, par moments, un être fragile à protéger. L’autonomisation n’est pas l’indépendance. En Angleterre, en 1970, 80 % des enfants de 7-8 ans se rendaient seuls à l’école. 20 ans plus tard, une minorité, 9 %, a cette possibilité. En 1971, la moitié des enfants anglais était autorisée à prendre le bus, ils ne sont plus que le septième en 1990. L’enfance et l’adolescence se caractérisent par une autonomie plus grande, sans que celle-ci se traduise pour autant par une indépendance vis-à-vis des parents.
La prise de liberté se fait sous conditions. Choix des amis, look, musique… les parents reconnaissent pour leur fille ou garçon « le droit de se construire un monde à soi », d’avoir un territoire personnel, mais pour autant, ils gardent certaines exigences. Quel que soit le milieu social, ils veulent maintenir un certain équilibre entre les droits et les devoirs de leurs enfants. Ils substituent au respect de l’autorité et de ses règles la responsabilité, réinterprétant de la sorte le modèle d’obéissance qui prévalait au début du siècle.

À LIRE
Les Adonaissants
François de Singly, Armand Colin, 2006.
Florence Mottot

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