Par Alan B. Goldberg et Lauren Putrino
Son doigt fait du surplace au-dessus du
clavier, parfois pendant des heures, avant de commencer à taper avec
beaucoup d'application :
"Vous ne savez pas à quoi
ressemble ce que je suis, quand il est impossible de s'asseoir
tranquillement parce que les jambes semblent en feu ou avoir la
sensation qu'une centaine de fourmis vous rampent sur les bras".
Quelque chose d'extraordinaire est
arrivé à Carly Fleishmann, 14 ans, atteinte d'un autisme grave,
taxée un jour de déficiente mentale irrécupérable parce qu'elle
était incapable de parler.
"C'est difficile d'être
autiste parce que personne ne me comprend. On me regarde et on
suppose que je suis stupide parce que je n'arrive pas à parler".
Certains experts et sceptiques pensent que les gens qui, comme
Carly, ne parlent pas, sont incapables de penser ou d'écrire."Je pense que les gens obtiennent une bonne partie de leurs informations de soi-disant experts mais si un cheval est malade, ce n'est pas auprès d'un poisson que vous allez vous informer du problème du cheval. Vous allez vous adresser directement au cheval".
Nous n'aurions jamais pu lire ces phrases sans la détermination sans faille de sa famille, qui n'a jamais lâché prise. L'histoire de Carly montre comment un enfant a pu se frayer un chemin parmi l'impénétrable forêt de l'autisme et de quelle façon son vécu pourrait révéler les mystères de ce trouble déconcertant.
Diagnostiquée autiste, Carly est égarée dans son monde
Née à Toronto, Carly avait deux ans quand il devint clair qu'elle montrait du retard par rapport à sa sœur jumelle, Taryn. Quand ses parents, Arthur et Tammy Fleischmann, apprirent le diagnostic d'autisme, ils supposèrent le pire – que l'une de leurs jumelles ne franchirait jamais les étapes que la plupart considèrent comme allant de soi.
"Quand on apprend que son enfant sera en retard sur le plan du développement, qu'il pourrait juste atteindre le niveau d'un enfant de 6 ans, ça fait un sacré coup au cœur," se souvient le père de Carly. "Et pour nous, c'était donc nous attendre à ce qu'une des filles grandisse et devienne indépendante pour accomplir ce qu'elle veut dans la vie et en avoir une autre dont le devenir allait rester un mystère".
Au début, les retards de Carly l'empêchèrent de marcher et de tenir assise, mais en grandissant, il devint douloureusement évident qu'elle ne pouvait pas parler. Comme beaucoup d'enfants autistes, elle était perdue dans son monde, incapable de sortir la tête de l'eau.
Les spécialistes expliquèrent qu'une intervention précoce était primordiale et dès que Carly eut 3 ans, sa thérapie fut intensive et soutenue, le travail quotidien se faisait parfois avec trois ou quatre thérapeutes différents jusqu'à une soixantaine d'heures par semaine. Son équipe, surnommée Carly and Co, faisait constamment changer les thérapies qui ne fonctionnaient pas et optimisaient celles qui se révélaient efficaces. Carly fit de petits progrès, mais rien qui n'apparut comme un gain réel.
"Si on regarde les yeux de Carly, on peut y voir une intelligence innée. Nous n'avons donc jamais baissé les bras", rappelle son père.
Mais si l'intelligence était présente, les incessants balancements, agitation des bras et accès de colère de Carly en masquaient toute trace. Pire, elle ne pouvait parler, pas un seul mot.
Une thérapie intensive pour tenter de trouver un moyen de
communication
Nicole Walton-Allen, psychologue
clinicienne, s'est occupé plusieurs années du programme de la
thérapie.
"Son profil était celui d'un
enfant gravement autiste avec toutes les probabilités d'un retard
mental modéré", déclare Walton-Allen. "Je ne m'attendais
aucunement à une quelconque forme de maîtrise de la communication.
Elle passait son temps à se lever et à courir dans tous les sens.
Ses mains étaient en constante agitation, et elle bavait."
S'occuper d'une enfant comme Carly dans
une maison avec deux autres enfants ne fut pas facile. Ses parents
devaient gagner leur vie pour entretenir la maisonnée. Il y avait de
nombreuses nuits où Carly ne dormait que quatre heures et, incapable
de se contrôler, manifestait des comportements perturbants. La
famille se sentait perdue. Des amis avaient suggéré de placer Carly
dans un foyer ou une institution, idée rejetée par les parents.
"Une enfant de 7 ans dans un
foyer, c'est horrible. L'idée en est horrifiante, c'est abandonner
son enfant. Je n'aurais jamais pu le faire. Jamais. Comment peut-on
abandonner son enfant ? Non, non. On doit persévérer, vous
savez", a expliqué un père tout émotionné.
Le plus frustrant, c'était son
incapacité à parler. Ses thérapeutes avaient un besoin désespéré
de découvrir un moyen pour que Carly communique ses pensées. Des
milliers d'heures pendant des mois et des années et les progrès de
Carly restaient atrocement lents.
Avancée décisive : Carly
émerge de son silence, de son monde secret
Les thérapeutes introduisirent des
images symboliques qui lui permettraient de communiquer ses besoins.
Par exemple, si Carly voulait des chips, elle montrait l'image des
chips.
Mais ensuite un jour, il y a 3 ans,
Carly avait alors 11 ans, elle travaillait avec deux de ses
thérapeutes quand elle commença à se sentir mal. Incapable de
communiquer ce qu'il lui fallait, elle courut à l'ordinateur et
commença pour la première fois à taper sur le clavier.
Elle tapa d'abord le mot "H-U-R-T"
("MAL") et ensuite "H-E-L-P" ("AIDER")
et elle se mit ensuite à vomir. Ses thérapeutes n'en revenaient
pas : ils ne lui avaient jamais enseigné ces mots en
particulier et ils se demandaient où elle les avait appris.
Le fait de voir Carly taper leur montra
que cela fonctionnait bien mieux dans sa tête que ce qu'ils
pensaient. Pour la première fois, elle pouvait communiquer de
manière autonome. Après neuf ans de thérapie intensive sans
grand-chose à en ressortir, Carly émergeait enfin de son silence,
de son monde secret.
Après l'avoir raconté à la famille,
personne au début ne voulut le croire. Ils avaient le droit d'être
sceptiques. Carly refusa de réitérer l'exercice devant ses parents
et ses autres thérapeutes.
Comme il n'y avait que deux témoins,
les sceptiques désespéraient d'avoir une preuve. Par la suite, le
programme fut d'employer une affectueuse fermeté pour obliger Carly
à taper. Si elle voulait quelque chose, elle devait le taper. Et
cela marcha. Plusieurs mois plus tard, Carly commença à taper et ce
qui apparut sous son doigt, une lettre à la fois, avec une aisance
qu'on n'aurait pas cru possible, était tout simplement remarquable.
Carly: "Je
suis autiste, mais ce n'est pas ma véritable identité. Prenez le temps de me
connaître avant de me juger. Je suis sympa, drôle et j'aime
rigoler."
Taper sur le clavier
déverrouille le mystère de son comportement : 'Je voudrais
quelque chose qui pourrait éteindre le feu'
Grâce
à son torrent de mots, Carly commence à démêler certains mystères
de son comportement souvent irrépressible, comme de se cogner la
tête.
Carly :
"Parce
que si je ne le fais pas, c'est comme si mon corps allait exploser.
C'est exactement comme quand on agite une canette de coca. Si je
pouvais arrêter, je le ferais mais ce n'est pas comme d'appuyer sur
un interrupteur, cela ne marche pas comme ça. Je sais ce qui va et
ce qui ne va pas mais c'est comme si je devais me battre avec mon
cerveau".
Carly
commença à se rendre compte qu'en communiquant, elle avait du
pouvoir sur son environnement et elle n'eut aucune honte à exprimer
ses désirs et ses frustrations.
Carly :
"Je
voudrais pouvoir aller à l'école avec des enfants normaux mais je
ne veux pas les perturber ou les effrayer si je frappe la table ou
l'écran. Je voudrais lire un livre toute seule sans avoir à me dire
de rester assise tranquillement. Je voudrais quelque chose pour
éteindre le feu".
Pour
la première fois, Carly pouvait converser avec ses parents, et même
envoyer un message à son père au bureau. Sa famille arrêta de la
considérer comme une personne handicapée et découvrit à la place
une jeune fille drôle, impertinente et intelligente prise au piège
de son monde intérieur. Ils disaient aussi qu'ils étaient
"horrifiés" d'avoir presque tout le temps parlé devant
elle comme si elle n'était pas là.
Carly :
"Je veux qu'on sache que personne ne me dit
ce que je dois dire et que personne ne me pousse au derrière comme
si j'étais une marionnette".
Malgré les progrès, des soins
constants sont nécessaires
Malgré ses progrès dans la
communication, Carly a toujours besoin d'une supervision constante.
Un membre de la famille ou un aide est à ses côtés en permanence,
la guidant pour des simples tâches quotidiennes, comme se brosser
les dents, se faire une coiffure et même manger. Rien n'est facile.
Mais comme la plupart des adolescentes, Carly aime la musique, les
garçons, les vêtements et bien sûr aller dans les centres
commerciaux.
Carly a exprimé très clairement qu'elle se voit comme une enfant normale enfermée dans un corps sur lequel elle n'a que peu ou pas de contrôle. Donc en public, tout doit être prévu pour contrôler ses impulsions. Dans le passé elle s'égarait et il lui arrivait même de voler de la marchandise.
À côté de sa sœur jumelle Taryn, il serait aisé de déclarer Carly handicapée intellectuelle. C'est à dire jusqu'à ce que vous lui posiez une question. Par exemple, pourquoi les enfants autistes se bouchent-ils les oreilles, agitent leurs mains, chantonnent et se balancent ?
Carly : "C'est un moyen pour nous de couvrir toutes ces arrivées sensorielles qui nous tombent dessus d'un coup. Nous créons des exutoires pour bloquer les données entrantes".
Le cerveau de Carly, à la différence du nôtre, subit une surcharge sensorielle par ce qu'elle voit, entend, goûte, sent et touche. Elle en parle comme d'un filtre audio.
Carly : "Notre cerveau est branché différemment. Nous intégrons d'un coup plusieurs sons et conversations. Je capte mille images du visage d'une personne quand je la regarde. Voilà pourquoi nous avons du mal à regarder les gens. J'ai appris comment filtrer une partie de ce truc."
Pour aider Carly à rester calme – et contrôler ses impulsions – elle écoute de la musique, fait de la natation et même pratique le yoga, ce qui l'a aidée pour sa respiration et sa posture.
Sa famille et ses thérapeutes soulignent que personne ne dirige sa frappe sur le clavier comme certains sceptiques l'ont suggéré.
"Ce n'est pas une manifestation automatique", insiste Tammy, la mère de Carly. "C'est Carly toute seule. Personne ne touche ses doigts, personne ne fait bouger quoi que ce soit, personne ne l'oblige ou lui insinue télépathiquement qu'elle devrait écrire."
Le Dr Nicole Walton-Allen, sceptique de la première heure, concède : "A posteriori, il est tout à fait évident que Carly possède manifestement des compétences dont nous n'étions pas conscients et qu'elle avait besoin d'un véhicule pour s'exprimer".
Son sens de l'humour et sa présence
d'esprit sidèrent les médecins
Une des choses qui rend Carly si unique
est son prodigieux sens de l'humour. Par exemple, cet échange avec
sa thérapeute :
Barb: "Tu es bien jolie, n'est-ce pas ?"
Carly: "Je suis si jolie que les aveugles s'arrêtent pour me dévisager".
Son frère Matthew est aussi une cible de choix.
Carly: "Matthew sent si mauvais que même les putois partent se cacher en courant".
À côté de son courage indéniable et de sa ténacité, Carly est pleine d'empathie et reconnaît l'amour et le sacrifice de sa famille, ce qu'elle a transmis à son père pour son anniversaire.
Carly: "Mon cher Papa, j'aime que tu me fasses la lecture. Et j'aime ta confiance en moi. Je sais que je ne suis pas l'enfant le plus facile au monde. Tu es pourtant toujours là pour me tendre la main et me soutenir. Je t'aime."
"Je suis prêt à passer plusieurs nuits blanches pour entendre ça. Je dépenserai jusqu'à mon dernier sou pour entendre ça", témoigne M. Fleischmann.
Il précise aussi que l'évolution de Carly a pu se faire suite à une dépense de plusieurs milliers de dollars au cours d'années de thérapie intensive. C'est un coût que la plupart des familles ne pourrait malheureusement pas supporter pour leurs enfants autistes.
Un an après notre première rencontre avec Carly, on la voit plus heureuse, plus calme et plus indépendante. Elle a aussi un blog à elle sur internet et communique sur le réseau social Twitter, répondant aux questions des lecteurs de toute l'Amérique du nord sur son expérience de l'autisme.
Et Carly continue de fasciner la foule en essayant d'écrire avec sa main – plutôt son doigt – un roman intitulé "La Princesse Éléphant".
Mais les experts avec qui nous avons parlé ont dit que les capacités de Carly sont extrêmement rares et que son cas ne devrait pas inciter à de faux espoirs.
Les Fleischmann savent que Carly n'est pas au bout de ses peines. Son état nécessitera un suivi considérable probablement toute sa vie. Mais Carly sait qu'elle a maintenant son mot à dire pour aider les autres enfants. Elle se voit comme quelqu'un qui peut laisser sa marque sur le monde.
Carly: "Je pense que la seule chose à dire est de ne pas baisser les bras. Votre voix intérieure vous fera découvrir le chemin. C'est ce qui m'est arrivé."
Un extrait du roman à paraître de Carly "La Princesse Éléphant" :
"Je voudrais que vous fermiez
les yeux et imaginiez une jeune fille toute seule au beau milieu de
la jungle. Tout ce qu'elle peut entendre, ce sont les bruits des
animaux. Mais ce qu'elle ne sait pas, c'est que les bruits ne sont
pas que des bruits incohérents. En fait les animaux communiquent
entre eux. Les gens pensent qu'en rugissant le lion veut les
effrayer. Mais je vous dis d'après mon expérience que le
rugissement n'est pas juste un rugissement. Il pourra exprimer en
réalité des choses très différentes selon son intonation. Je
pense que l'humanité a simplement oublié ce qui est là autour
d'elle depuis tant d'années. Les humains sont tellement stupides.
Vous voyez, nous les animaux avons une intelligence beaucoup plus
grande parce que nous comprenons ce qui se passe autour de nous. Mais
c'est une autre histoire pour une autre fois."
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